BAGDAD CAFE,
voyage au pays du bonheur perdu

 

A priori, se lancer dans la critique de Bagdad Cafe ne relève pas d'une difficulté particulière. On connaît certes son unicité prononcée, mais l'on sait aussi que celle-ci n'existerait pas sans deux éléments indispensables à la réussite de ce mélange atypique entre film d'auteur et comédie caricaturale : la lenteur phénoménale de son rythme d'une part, et l'uniformité de son décor d'autre part, respectée de la première à la dernière image.
Dans Bagdad Cafe il ne se passe pas grand-chose, et ce peu de choses a toujours lieu au même endroit. Plaquée par son mari en plein désert du Nevada, Jasmin, une touriste allemande trentenaire, suit la route et atterrit dans un motel miteux du nom de Bagdad Cafe, pommé au fin fond d'un vaste nulle-part vide et aride... Le film raconte l'intégration progressive de cette étrangère au sein d'un tout petit monde archaïque, réduit aux contraintes quotidiennes et à la lassitude générale. Plus précisément, le metteur en scène (Percy Adlon, honoré par l'énorme succès qu'a rencontré son seul film avec surprise) s'intéresse à la naissance d'une amitié simple – et d'autant plus solide – entre Jasmin et Brenda, la gérante gueularde du café, très antipathique de prime abord.
Bien qu'elle mette une bonne moitié du métrage à se lancer, une fois stable, cette relation devient prétexte à un bouleversement général de l'ordre tristement établi, en s'affirmant comme l'unique moteur d'une mini-communauté hétérogène dont le fonctionnement harmonieux va s'engrainer sans complication, tout naturellement, comme par magie. A un moment donné, un jeune voyageur adepte de lancer de boomerang vient planter sa tente à côté du motel. Durant tout le restant du film, la description du quotidien partagé par ce groupe d'individus sera entrecoupée de plans passagers montrant le boomerang tournoyer autour du réservoir d'eau et planer dans le ciel doré. Un joli double-sens imagé : simulant la gravitation autour de l'étoile, c'est d'abord la métaphore parlante du système solaire, représentant à merveille un monde à part, isolé et restreint mais bien en service, et fonctionnant même avec une grande simplicité, ne laissant de place à aucune disgrâce ; plus tard, le boomerang s'échouera sur la carcasse du réservoir tandis que Jasmin sera contrainte de quitter les lieux pour cause de séjour touristique expiré, avant d'être immédiatement et fatalement poussée à revenir sur ses pas, comme attirée au creux de ces mains toute chaudes...

Livré d'entrée de jeu à une mise en scène presque survoltée (toute la première séquence kitsch de l'engueulade muette fait penser à du Las Vegas Parano avant l'heure), Bagdad Cafe évolue peu à peu vers des eaux de moins en moins troubles, pour finir en apnée dans une légèreté des plus transparentes. A l'issue des dernières images, on assiste effectivement à la demande de Jasmin en mariage par un vieux loup de sable devenu peintre (magic Jack Palance) au moyen de quelques champs/contre-champs, revenus à l'art et la manière les plus basiques de faire du cinéma. Épurée au maximum, la mise en scène va jusqu'à se faire oublier, pour ne laisser à l'écran que l'essence même des choses.

La vision de cette ascension vers la Pureté s'avérant évidemment être un petit moment de bonheur, le film se met progressivement à éblouir le spectateur de grandes questions sur les valeurs humaines, et tout et tout (comme le fait à peu près tout grand film qui se respecte...). Car, au bout d'un peu de temps passé dans ce café perdu où les femmes tombent en amour pour des hommes de quarante ans de plus qu'elles, où les maris quittent leur femme pour mieux les aimer en cachette, où les jeunes Noirs sont des admirateurs de Jean-Sébastien Bach, où les flics du coin ne sont autre que les Indiens d'Amérique, et où, enfin, une boche dodue qui fait du tourisme se prend d'amitié pour une tête brûlée en pétard, on en vient à réfléchir à pas mal de trucs intéressants, on se demande si tout cela est bien raisonnable, et l'on finit par s'interroger sur les enjeux du réalisme de cette histoire inspirée, à défaut d'être rapportée.
Finissant par faire tomber le spectateur sous le charme de ses saveurs humanistes sans fausse note,
Bagdad Cafe voit sa culmination lorsque le café se transforme en véritable cabaret, le temps d'une séquence festive hallucinée dans laquelle les deux nouvelles amies, Brenda et Jasmin, se livrent à un petit numéro de music-hall bien senti, illuminant de leurs tours de magie un public enthousiasmé et peuplé d'une cinquantaine de camionneurs de passage, dont certains vont même jusqu'à rejoindre la scène avec joie... Euphorie aveuglante, accès d'harmonie intense, célébration de l'entente, de l'unité de l'espèce humaine y compris dans ses différences infinies... Instant cinématographique pur, teinte onirique forcée, représentation utopique de la société.

Film d'auteur devenu universel (la BO y est pour quelque chose), Bagdad Cafe a au moins deux choses importantes à nous dire. D'abord, assurer que la vie est fichtrement mal faite. Ensuite, répondre à une question immortelle : oui, le cinéma peut rendre heureux.


Mad Dog, Avril 2002