LE VOYAGE DE CHIHIRO,
"Help me get back where I belong"
Salut à vous qui venez de
pénétrer dans cette page hallucinée. Quoi de neuf, depuis la dernière fois ?
Ou plutôt, non, Bonjour à tous... J'avais oublié que c'était notre première
rencontre. Je dois être distrait... mais il n'empêche pas que je vous souhaite
la Bienvenue. Voici donc la seconde fois que je visionne Le Voyage de Chihiro
dans les salles obscures. Je suis re-né pour la seconde fois. Je vous
salut, bonjour, enchanté, moi c'est Mad Dog... Toutes ces sortes de choses.
Le septième film "personnel" de Miyazaki est tout à fait le genre de
truc qui vous scelle toute une vie intérieure, vous change votre rapport à
l'entourage, vous induit d'une nouvelle manière d'observer, de penser, de
sentir et d'appréhender la Vie. Pendant longtemps, j'ai cru que l'enfant avait
besoin qu'on le nourrisse d'une vision schématisée, caricaturée et
manichéenne du monde, d'histoires où les prétendus 'méchants' sont ainsi
parce qu'ils ne sont pas comme les 'gentils', et surtout parce qu'ils ne font
pas comme la plupart des gens. Monumentale erreur. La preuve, Le Voyage de
Chihiro est une thèse irréfutable. Car il s'adresse à l'innocence de
l'enfant et non à sa naïveté.
Au lieu de montrer un monde idéalisé, seulement menacé par une bande de
malfaiteurs très vite neutralisés, le réalisateur place son héroïne – une
petite fille des plus classiques – au centre d'un monde où tout est à
refaire. D'ici, la jeune Chihiro devra franchir toute une suite d'étapes
défiant les lois établies par Yubaba, la sorcière à la tête de cette
société parodique du Japon, et lui promettant un retour à la normale auprès
de ses parents rétablis (ils sont changés en porcs dès le début de
l'histoire – probablement la scène la plus effrayante). Bref, tout ça me
paraît relever d'une morale bien plus instructive que les merdes en boîte de
chez Walt et son pote le Rat, qui abritent souvent une idéologie relativement
douteuse... Maintenant, je comprends mieux pourquoi Taram et le Chaudron
Magique, épisode le plus sombre de tous les Disney car perverti par un Tim
Burton encore à l'essai, me plaisait tant : j'avais peur, peur de la réalité.
Parenthèse refermée avec succès.
Une image de l'étrange Taram et le Chaudron Magique, pour vous donner
une idée de ce que j'avance
Tout cela pour vous rappeler, mes
rares et précieux lecteurs, que Le Voyage de Chihiro est bien un film
pour enfants, c'est juste que les jeunes Français ont longtemps été englués
par les clichés désuets que les studios Disney cultivent depuis la nuit des
temps. Il est certain que le gamin de 6-7 ans (avant, ça devient limite) ne
verra vraisemblablement pas la totalité des détails dont le film est truffé,
de même que la dimension critique lui échappera naturellement. Mais il en
comprendra l'essentiel, à savoir tout ce qui découle d'une vision frontale du
film, restreinte aux strictes limites du conte sans que les symboles ne s'en
mêlent.
Le maître de l'animation japonaise a réussit son coup : laisser dormir Walt
Disney sur ses éternels lauriers et montrer aux enfants la vérité du monde.
Et bien que son message s'adresse avant tout aux petites filles et petits
garçons japonais, il ne manquera pourtant pas de toucher la jeunesse du monde
entier, fort d'une solide distribution mondiale ainsi que d'une reconnaissance
réjouissante bien que tardive du genre par l'Europe (Ours d'Or au festival de
Berlin de cette année). Seulement voilà, l'œuvre dépasse les intentions
déjà grandes de l'auteur, et bien que lui s'adresse aux enfants au moyen de
son film, son film s'adresse aux adultes au moyen d'un festin de métaphores et
de non-dits, constamment ouverts sur une sublime vision humaniste étendue. Résultat,
les grands en apprennent autant que les petits. Son coup de maître est un
triomphe, son triomphe un coup de génie.
Maintenant que l'on a à peu près
fait le tour du film, parlons-en plus franchement. Le Voyage de Chihiro est
une oeuvre dont la puissance se voit sans cesse démultipliée aux quatre coins
d'un vaste ensemble de domaines divers et variés. La liste complète serait
trop longue à dresser, mais l'on peut déjà signaler que durant la totalité
du voyage (c'est-à-dire depuis la scène où les parents se goinfrent jusqu'à
ce que Chihiro les retrouve), l'histoire se dédouble entre rêve et réalité,
l'univers graphique se dédouble entre dessin animé original et oeuvre d'art
contemporain, chaque nouvel évènement se dédouble entre absurdité finie et
métaphore ciblée, chaque nouvelle idée se dédouble entre fantaisie pure et
vérité indéniable... Et le film entier se dédouble entre cauchemar et
enchantement.
Autant dire que la perception en prend un coup. On est d'abord trop dépaysé
pour tout comprendre. On est rapidement déconnecté du fond du film. Alors on
s'y plonge tête la première, de manière plus frontale, directe, sans chercher
ce qu'il y a en-dessous. On observe les mouvements arachnoïde du vieux Kamaji,
on sourit devant l'assurance des petites boules de suie révoltées. On tremble
lors de l'intrusion d'un inquiétant sans-visage qui cherche vainement à
communiquer avec Chihiro en lui présentant des poignées de pépites d'or, et
qui se transformera par la suite en mangeur d'hommes auprès de tous ceux qui
accepteront son présent... D'une manière générale, on jouit de la beauté
inouïe des images – véritables tableaux mouvants – sans en comprendre
vraiment les enjeux.
Jusqu'à ce que la lumière soit : lors d'une longue excursion de Chihiro et ses compagnons, elle
intervient en personne pour leur indiquer le chemin menant à la maison de
Zeniba, la sœur jumelle de Yubaba, qui vit seule depuis des lustres en veillant
bien à rester à l'écart de ce monde de fous furieux. Le rythme ralentit, le
calme s'installe, la bande-son s'apaise (toujours merveilleuse et signée Joe
Hisaichi, rien d'étonnant donc) et l'ambiance redevient rassurante. "Asseyez-vous
donc, je vais vous préparez un peu de thé." A mille lieux de son
homologue colérique aux petits soins avec son gros bébé sacré (transformé
à l'occasion en petite créature toute mimi), Zeniba se la joue Maman-Joe Pesci
dans Les Affranchis de Scorsese ; on s'y croirait. D'ailleurs, les hauts
édifices japonais à garniture chargée ont cédé la place à une architecture
purement européenne, la modeste maisonnette en pierre dans laquelle grand-mère
nous attend au coin d'un joli feu de cheminée.
A l'issue de ce break révélateur des vraies valeurs défendues par le film,
même les deux petites bestioles anciennement piliers du temple de Yubaba
préfèrent s'amuser dans une roue de hamster plutôt que de retrouver leur forme
réelle. Tandis que personne n'avait jamais traité Chihiro aussi tendrement que
cette vieille dame assagie, et sûrement pas ses propres parents-cochons accros
à la société de consommation...
Il y a une telle orgie des couleurs
et des détails dans Le Voyage de Chihiro, et tellement de connotations
en tout genre, de passerelles magiques permettant des aller-retours instantanés
vers la réalité de notre monde, qu'il ne serait pas idiot de qualifier ce film
de Secret of Mana du 7ème Art. Bien que l'extraordinaire jeu vidéo de
Squaresoft lorgne plutôt du côté d'un Princesse Mononoké (précédente
œuvre de Miyazaki) dans la thématique qu'il dessert, on y retrouvait la même
immensité étourdissante que dans Le Voyage de Chihiro, cette manière éclectique
mais diablement bénéfique de s'approprier toute une faune d'éléments déjà
existants et piochés dans divers endroits afin de les mettre au service d'une
invention propre, et ce au moyen d'un cadencement lumineux tenant souvent au
génie du ou des créateurs concernés.
Dans ce domaine précis, Hayao Miyazaki est passé maître. Ainsi, dans son
film, on peut apercevoir l'inquiétant bébé d'Akira, un 'caméaméa'
tiré de Dragon Ball Z ainsi qu'une paire de lunettes pour skieurs
frimeurs sur le nez de Yubaba (?), parmi les exemples les plus frappants. Autant
de pièces rapportées qui en soi ont l'air insipides car séparées de leur contenant,
mais qui tendent au final à imposer un drôle de ton imprévisible. A la
différence d'un manga qui se doit de respecter un certain cahier des charges
(réalisme, violence, politique), Le Voyage de Chihiro respire à fond
une liberté totale, illimitée, dont les barrières semblent être un peu plus
repoussées à chaque nouvelle séquence. Tout est alors automatiquement permis,
rien n'est de trop : d'abord, la mise en oeuvre d'une imagination débordante
qui embrasse tout le métrage de la singularité de son réalisateur, puis
d'ici, la fuite de toute convention du récit, assurant l'obtention d'une
narration qui va où bon lui semble, sans oublier la cohabitation naturelle
entre pics d'angoisse, grands moments émouvants et touches d'humour absolument
irrésistibles, le tout dans une poésie pleine de charme.
Vous n'êtes pas au courant ? Miyazaki vient de réinventer le film d'animation. En modifiant l'ampleur de sa portée, en la démultipliant à un nombre incalculable de tableaux sur lesquels on ne se contente plus de jouer, mais qui constituent chacun une fenêtre grande ouverte sur l'exploration d'un domaine particulier. Un curieux labyrinthe alambiqué dans lequel on ne peut que se retrouver, puisqu l'on y est déjà enfermé depuis très, très longtemps. Ce qui nous amène aux portes de l'inestimable thème de l'œuvre, virée fiévreuse dans les décombres de nos sociétés civilisées jusqu'à l'outrance et le vomissement.
Sans jamais se perdre dans la
démonstration grognasse, Hayao Miyazaki pose un regard critique sur les valeurs
du monde actuel, j'allais presque dire typique des artistes japonais au sein d'une
société qui s'étouffe toute seule sous les échos déformés d'un
confucianisme profondément enraciné dans la conscience commune. On a encore
tout récemment retrouvé ce point de vue dans le troublant Kaïro de
Kiyoshi Kurosawa, qui mettait en scène la disparition progressive des habitants
de Tokyo sous les yeux d'une minorité rongée par une folie latente. Dans Le
Voyage de Chihiro, les humains égarés au pays des esprits sont regroupés
dans des étables pour cochons, en attendant qu'ils soient suffisamment gras
pour en faire du jambon et des saucisses... Question de représentation. Tout
ici porte donc à croire qu'à la bêtise humaine s'opposera la grandeur d'un
modèle de pensée et de moralité à suivre.
Non, rien de tout cela. Ce serait trop facile, et finalement pas très
conséquent. Car avant tout, ce que raconte ce film, c'est l'histoire d'un
combat. Le monde parallèle dans lequel évolue Chihro est peuplé de créatures
hybrides : hommes-poissons, homme-araignée, canards parlants,
crapaud-sumotori... Autant de caricatures assassines de l'homme travailleur,
bien intégré dans ce que l'on appelle encore aujourd'hui la vie en société.
La vie en société, oui, mais en omettant la mort, et surtout la naissance :
dans ce pays des merveilles déchues où Alice acquiert des yeux bridés et
troque ses longs cheveux châtains contre une petite queue de cheval noire,
personne ne sait vraiment d'où il vient, la grande Yubaba prenant le soin d'amputer
à jamais le nom de chaque nouvel arrivant. Ainsi, Chihiro sera contrainte
d'accepter le changement de son prénom en "Sen", et sa lutte
débouchera sur la découverte de son prénom originel. Un combat contre le
conformisme, le long d'une quête de la juste appartenance.
Au bout du compte, Sen/Chihiro s'affirme comme l'incarnation parfaite du kid
amnesiac cher à Radiohead. C'est bien la preuve, d'une part, que le point de
vue développé s'adapte comme un gant à la société occidentale, et cela
démontre d'autre part le penchant du groupe oxfordien
pour une certaine dimension de l'univers japonais. Ce qui confirme à merveille
ma remarque concernant la pochette de Kid A (vive moi, hé hé :-) : on y
voit bel et bien une déformation de Los Angeles 2019, c'est-à-dire
l'environnement mythique de Blade Runner, directement basé sur le modèle
de la mégalopole asiatique... mais là n'est plus le sujet. Toujours est-il que
Miyazaki nous offre une bouleversante mise en images de How to Disappear
Completely, lorsque le corps de Chihiro devient peu à peu transparent à
cause de sa non-intégration dans la société qu'elle vient de découvrir. Mon
Dieu, c'est Grand.
Non content de son traitement
magistral d'un thème récurrent du cinéma japonais, le cinéaste se permet de
se frotter à deux autres notions intimidantes : le matérialisme, et la nature.
Comme je l'ai dit plus haut, rien n'est de trop nulle part et Miyazaki appuie
partout là où il faut. Pour chacune d'entre-elles, il n'y a donc aucune raison
pour que ça change.
La première, le matérialisme, en prend un méchant coup à plusieurs moments.
L'installation de Yubaba – mère ultra possessive qui tripote ses beaux gros
bijoux dès qu'elle a un peu de temps libre – au sommet de la société
décrite, en est une illustration explicite. Mais l'on trouve mieux encore. En
particulier, l'évolution du sans-visage ambigu rappelle d'un seul coup celle d'Edward
aux Mains d'Argent. Ce dernier passait en effet par un lot d'étapes très
comparable : d'abord, l'acceptation d'Edward par son entourage lorsqu'il trouve
un rôle à jouer en devenant le coiffeur tendance du quartier (ici, quand le
sans-visage fabrique de l'or à volonté ; c'est la ruée), ensuite, son retour
à la solitude dans sa demeure, à l'écart de la ville (ici, quand le
sans-visage élit domicile chez Zeniba, trouvant lui aussi sa juste place).
Toute la lutte de Chihiro consiste alors à renverser les valeurs établies
avant qu'elle ne débarque dans ce monde cauchemardesque.
La nature occupe elle aussi une place de choix.
Miyazaki en avait fait la cause principale du très beau Princesse Mononoké,
oeuvre sublime dans la forme, mais qui selon moi souffrait d'un traitement un
peu simpliste du sujet en question. Et puis il y avait l'histoire d'amour, et
là pas de quoi sauter au plafond non plus. On aurait souhaité davantage de
surprise, tout simplement. Non seulement Le Voyage de Chihiro affine
incontestablement cet aspect précis, mais il l'amène à un point si élevé
qu'il n'a même plus besoin de surprendre pour convaincre. Pour être clair, on
dira que l'amour de Chihiro envers Haku reste sans aucun doute la plus belle
déclaration d'amour de Miyazaki envers la Nature. La scène qui nous révèle
les origines de Haku, lors d'une chute vertigineuse où les larmes s'élèveront vers le
ciel, c'est tout particulièrement de la poésie pure. Un accès de
spiritualité intense. A cet instant, on se ballade du côté de chez Björk, on
arpente les mêmes hauteurs qu'un Aurora. On a quitté la salle de
cinéma depuis longtemps. Quand le film se terminera, c'est certain, il nous
faudra quelques minutes pour nous réadapter à notre corps.
J'en ai déjà bien trop dit sur ce film. Et puis j'ai encore tout révélé, c'était plus fort que moi. Je suis donc très méchant, et je vais finir par quelque chose de simple en guise de repentir. Synthèse de l'œuvre exceptionnelle de Hayao Miyazaki, Le Voyage de Chihiro est aussi la synthèse de tout ce que j'aime. Ce qui ne me paraît que très peu négligeable. Et d'ailleurs, ça doit pouvoir se dire : Le Voyage de Chihiro est l'un des plus grands films de tous les temps. Pas mal, non ?
Mad Dog, Avril 2002