DEAD MAN,
un messie au far-west
William Blake est un jeune comptable
poli et distingué, venu de Cleveland avec les meilleurs intentions afin de gagner sa vie à l'autre bout des
États-Unis, au sein d'un petit village en voie de développement du nom de
"Machine Town", perdu dans l'ouest américain vaste
et sauvage du 19ème siècle. Mais évidemment, lorsque ce monsieur entame sa longue traversée du pays
en train, il ne se doute pas que la lettre de demande garantissant sa place de
comptable demeure une invitation du Diable lui-même, et que le terminus du
voyage s'appelle l'Enfer...
A ce titre, l'étonnante séquence introductive, filmée à l'intérieur du
train et entrecoupée de fondus enchaînés, est on ne peut plus explicite. Elle nous montre un homme qui balance des
bûches dans les flammes vives de la cheminée, le visage noirci par la suie et le charbon. Puis
il s'avance lentement dans le wagon des voyageurs, avant de s'asseoir en face de
Blake et d'entamer une conversation froide et distancière : il lui demande s'il
a des parents à Cleveland, l'autre répond qu'ils sont récemment décédés.
Alors on attend le traditionnel "oh, désolé...", mais au lieu
de ça l'inconnu enchaîne froidement sur une autre question, à propos de sa
fiancée. Finalement il finit par lâcher, à la frontière de la rage et de la mélancolie, comme touché par une douleur incurable et ancrée au plus profond
de lui-même qui serait peut-être le lourd fardeau de la Vie : "Enfin,
tout cela ne nous dit pas pourquoi vous avez fait tout ce chemin
jusqu'ici... Tout ce chemin jusqu'en enfer." Le ton est-il donné ?
Assistera-t-on à une chasse à l'homme sauvage et sans pitié, qui nous promet
duels au soleil et courses-poursuites en pleine cambrousse ?
Oui et non. Oui, car la tête de William Blake sera effectivement mise à prix
pour une somme alléchante, et il demeurera pourchassé par des truands de sang
froid durant tout le film. Non, car Jim Jarmusch ne fait rien comme tout le
monde, par conséquent Dead Man ne ressemble pas à un western
traditionnel et les choses ont vite fait de sortir des sentiers battus et de
prendre des tournures plus ambiguës, plus originales, et donc bien plus
intéressantes. L'astuce du réalisateur du récent Ghost Dog, dans
lequel on retrouve quelques thèmes identiques, est de reprendre le décor des westerns
dits classiques ainsi qu'un thème que l'on croit le principal de l'œuvre (la chasse à l'homme pour une somme d'argent aguichante), mais en contournant tous les codes propres à ce genre de films : en peuplant son récit de
cow-boys bêtes à pleurer et d'indiens philosophes, en filmant les duels fondamentaux à l'histoire comme des disputes de fourmis (surtout le duel final opposant Nobody, l'Indien, et Cole Wilson, le tueur à gages), en donnant aux coups de feu des allures de brefs chuchotements, en imposant comme fond sonore de toute cette aventure des accords de guitare électrique...
Cette volonté de se diriger vers ce qui n'est pas commun lui permet d'emblée
d'installer les véritables sujets qu'il souhaite aborder, d'une manière très
naturelle et progressive.
Le croisement des thèmes
On s'en aperçoit rapidement, la
qualité première de ce film se situe dans sa force symbolique : chaque plan a
un véritable impact pour peu que l'on y lise son sens caché, chaque dialogue
est justifié et sert le propos du film en même temps que celui de l'histoire
concrète, tout est parfait dans Dead Man, rien n'est à jeter. Et
pourtant, on a cette sensation de découvrir les choses de la même façon que
le personnage principal, au fur et à mesure que le temps s'écoule, très
naturellement et sans aucun effort. Tandis que Ghost Dog suscite à
chaque nouvel évènement une réflexion lourde et approfondie pour parvenir à
cerner le message du film, les métaphores infinies de Dead Man
s'enchaînent toutes avec une telle légèreté que le spectateur n'a pas à
cerner la thématique du film, puisque c'est elle qui se charge de le cerner.
En regardant ce film, on a en fait l'impression d'assister à un court-métrage étiré sur plus de
deux heures, constamment entre-coupé de fondus au noir (qui se fondent (justement) littéralement avec le climat du film et avec le noir & blanc de toute beauté, contrairement à
Ghost Dog où ils ne parviennent selon moi pas vraiment à se faire oublier), et dans lequel
le personnage incarné par Johnny Depp passe le plus clair de son temps à tuer une horde de "sales cons de blancs" qui cherchent à le descendre, alors qu'il est déjà mort ! Mais paradoxalement, le rythme y est d'une lenteur phénoménale, ce qui contribue très certainement à créer cette ambiance si singulière et
poétique, qui a vite fait de captiver le spectateur.
Cette facilité d'accès provient également du fait que le film aborde des
thèmes universels, car empreints d'une abstraction et d'une spiritualité
énormes : la Mort, la Nature, la Religion, l'Histoire, sans oublier l'Homme
(allez hop, des majuscules à chaque mot et puis c'est tout ! :-). Cette
thématique s'exprime par un langage lui aussi universel, et inépuisable : la
Poésie (et de six, on change pas les bonnes habitudes :-).
- La Mort revient de manière
récurrente au fil de l'histoire, l'idée étant de faire progresser le
personnage sur la dernière phase de sa vie ; une balle coincée à
l'extrémité du cœur, il est constamment menacé par une mort subite. Mais
c'est aussi cette agonie qui va tendre à lui ouvrir des portes, à lui faire
prendre conscience d'une réalité nouvelle, puisque l'on se rend compte qu'il
devient solidaire à toute chose touchée par la mort (à un arbre ténébreux,
ensuite à un faon abattu d'une balle). Son agonie fonctionne en fait
similairement aux drogues des Indiens qui leurs ont été confisquées par les
Blancs. Pour preuve, la séquence de nuit où William Blake a des hallucinations
qui se manifestent par des visions d'Indiens cachés dans les arbres au-dessus
de lui montre parfaitement les effets de son errance entre vie et mort. Puis
tous ces gens disparaissent aussi soudainement qu'ils sont apparus, cédant la
place à un petit castor discret au pied de l'arbre qui s'enfonce lentement dans
les plantes.
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- Ce n'est bien sûr pas le seul,
mais ce passage peut nous servir de passerelle pour nous pencher sur un autre
des cinq thèmes abordés : la Nature. En effet, tout au long de son aventure,
Blake va adhérer à la philosophie de Nobody, l'Indien qui l'a recueilli.
Celle-ci repose notamment sur une fusion entre l'homme et la nature qui
l'entoure. Les multitudes de cadavres animaux empilés et montrés dès
l'arrivée de Blake à "Machine Town" peuvent difficilement être plus
explicites. C'est un thème visiblement cher au réalisateur, puisqu'on le
retrouve dans Ghost Dog où il est à un moment question d'un chasseur
agressif et exterminateur d'une race d'ours en voie de disparition, sans doute
un descendant des passagers du train qui brandissent d'un seul coup leurs fusils
en introduction de Dead Man. Ici, le thème revient abondamment : on peut voir un magnifique plan en contre-plongée de Blake couché à côté du même faon mort, un autre où il urine au pied d'un arbre et où la caméra se braque lentement vers l'immensité de celui-ci, sans oublier le passage lumineux qui nous montre fugitivement des gouttes de sang coulant de la main de Blake, alors immobile et allongé dans un canoë, avant de se diluer dans l'eau de la rivière. Ces scènes (entre-autres) attribuent à Dead Man son caractère visuellement sublime. Les images symboliques, d'une beauté écrasante, s'y écoulent avec une limpidité cristalline, et permettent par la même occasion de nourrir la thématique manifestement très chargée du film.
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- La Religion a une place toute
aussi importante. Elle est développée parallèlement à la critique grinçante
de l'Histoire que nous sert Jarmusch. Bien sûr, le passage où il en est le plus
question est l'excellente séquence de l'achat du tabac, qui repose sur la
phrase puissante prononcée par Nobody après qu'un chrétien ait prié Dieu de
laver son sol du Païen devant lequel il se trouve : "La vision du
Christ que tu as est la pire ennemie de la mienne", dit-il froidement.
Ces paroles renferment tout simplement l'usage monstrueux du christianisme par
les Européens à cette époque, qui mine de rien a abouti au génocide des
Indiens d'Amérique. L'Histoire et la Religion sont donc principalement concentrés dans le personnage de Nobody, cet homme habitué à la solitude à cause de son long voyage en Europe parmi les animaux, où il a pu néanmoins se fasciné pour les textes de William Blake, poète anglais qui s'est vu emprisonné à cause de son œuvre trop percutante, avant de retraverser l'Atlantique et de constater le carnage qui a eu lieu en son absence contre les siens. Depuis, il a appris à vivre en interprétant l'œuvre du poète à mesure de sa propre vie. Alors, lorsqu'il rencontre par hasard celui qui l'a sauvé en quelque sorte, il n'est pas prêt de l'abandonner à son triste sort. C'est pourquoi sa propre manière d'être va peu à peu se transmettre à William Blake, cet américain civilisé souffrant du comportement de son entourage, agonisant pour et contre son entourage. |
William Blake, un sauveur parmi les fous
Comme pour son rôle mémorable d'Edward
aux Mains d'Argent, Johnny Depp incarne un personnage solitaire qui se
démarque des autres, qui sort de la masse. Il est impératif d'utiliser un
être dit "différent" pour développer un regard critique sur les
choses ; comme Travis Bickle dans Taxi Driver, comme Rick Deckard dans Blade
Runner, et comme Edward donc, William Blake est la personne par laquelle la
vision et le message du film vont s'affirmer.
En effet, tout au long de ses errances aux confins de l'ouest américain, ce jeune comptable ayant toujours vécu à la
ville découvre au travers de son agonie et avec l'aide de Nobody une
réalité nouvelle et plutôt pessimiste du monde dans lequel il vit. Un monde bien fade et déprimant, où tous les hommes qu'il croise sont
attirés par la prime qu'ils obtiendraient en l'exécutant, sans aucune exception (même un chrétien tente finalement de l'assassiner avec une hypocrisie pas croyable), un monde où l'homme
- et notamment l'homme blanc - se croit supérieur à tous les niveaux, considérant les
Indiens comme des animaux et les animaux comme de vulgaires jouets.
Mais le plus admirable reste certainement la sensation de comprendre les choses
aux mêmes instants que Blake ; dans Dead Man, le spectateur vit le film,
il est actif comme le héros. Peut-être pas au point d'avoir la poitrine et
l'épaule perforées, mais le personnage n'a jamais de longueur d'avance sur
nous, et nous n'avons jamais d'avance sur lui, à l'instar d'Edward aux Mains
d'Argent qui lui fonctionnait sur le contraste entre l'innocence enfantine
du personnage et le savoir du spectateur. Blake vient lui de la ville et entre
dans un univers qui lui totalement étranger, et il en est de même pour le
spectateur qui s'aventure dans la lenteur voulue et prenante de la mise en
scène de Jarmusch, marchant incertainement au beau milieu des forêts
symboliques et imagées et des mines de violence crue.
Le destin de William Blake semble tout tracé, chaque nouvel évènement
s'effectue naturellement comme si rien ne pouvait l'écarter de son but que
personne ne connaît, hormis Nobody qui annonce d'emblée la couleur en lui
affirmant : "Cette arme remplacera ta langue, tu apprendras à
parler avec elle. Et ta poésie sera dorénavant écrite avec le sang". Et on se rend compte, aussi
progressivement que les thèmes se mettent en place, qu'ils s'entrecroisent et
qu'ils rebondissent de situation en situation, de personnage en personnage, se
réunissant finalement tous en la personne de William Blake, on se rend compte
que cet individu est ici pour accomplir une sorte de mission, une mission à la
fois pacifiste et meurtrière.
Et arrivé ici, comment ne pas voir une ressemblance flagrante avec Travis (on
commence à le connaître :-) et ses revendications ? Et comme Scorsese avait
dissimulé en le personnage incarné par De Niro des éléments le présentant
comme un missionnaire, et même un Jésus des temps modernes frustré par
l'absence de Dieu, histoire de ne pas faire de scandale à la vue du nombre de
meurtres dont il est responsable, Jarmusch glisse des indices par-ci par-là.
L'exemple le plus frappant reste, juste avant l'évasion de Blake en canoë vers
"là d'où les esprits viennent et où ils repartent", un gros
plan de son visage, fin prêt pour son départ définitif, portant une couronne
conçue par les Indiens mais croisée avec celle du Christ : la fourrure a été
humidifiée pour faire apparaître des épines... Et là on se dit : "Finalement,
William Dafoe n'était pas le meilleur acteur pour incarner Jésus."
On peut donc dire sans se tromper que William Blake devient peu à peu un messie, persécuté par les mauvais et célébré par toute la pureté des vivants. A ce titre, la longue arrivée de Blake dans le village indien - sans doute un des moments où la guitare de Neil Young fait le plus d'effet - est une merveille de dénouement, à mille lieus de son entrée à "Machine Town" au début du film. Une fois cette référence admise, certains éléments font clairement apparaître Blake sous une autre lumière : la lumière divine. La souffrance qu'endure cet homme condamné joue non seulement le rôle d'une libération, mais aussi celui d'une véritable élévation aux rang des dieux. L'étrangeté de certains plans qui s'attardent sur la rive, au moment où Nobody mène Blake vers le village indien au moyen d'un canoë, et qui montrent divers animaux longeant avec insistance la rivière sans quitter William Blake des yeux, évoquent une sorte de pouvoir divin dont il se serait imprégné au cours de son ascension et qui s'émane à présent de sa personne en touchant l'esprit de ces animaux sauvages, comme attirés par une force surnaturelle... Ainsi, ces quelques secondes prennent une autre signification et deviennent des envolées poétiques et métaphoriques grandioses, d'une beauté absolument terrassante.
Ok, mais quel message Jarmusch a-t-il voulu faire passé par le fait que tous les Indiens admirent au plus haut degré le poète anglais William Blake, tandis l'homme incarné par Johnny Depp n'est qu'une personne ordinaire à l'origine ? Sans doute que le messie peut être incarné par tout homme, à condition de ne pas tomber dans le côté obscur de l'humanité en quelques sortes. Car finalement, William Blake le citoyen devient William Blake le poète à la fin de sa longue quête sanguinaire mais juste, et il en arrive à voir l'existence des mêmes yeux que ceux de toute cette tribu indienne dont la philosophie s'est fondée sur ses poèmes, qu'il n'a cependant pas écrits (mais quelle importance ?).
A chaque nouvelle vision, j'apprécie Dead Man de plus en plus, et je m'aperçois à quel point c'est un chef-d'œuvre majeur et visionnaire. A un tel point que je pense qu'il rivalise très sérieusement avec Blade Runner. Et d'ailleurs il vaut bien une place de second, lui aussi (voir la liste des plus grands films de tous les temps). Ce qui est sûr, c'est qu'il représente pour moi l'un des plus grands films jamais réalisés sur la condition humaine, aux côtés de Taxi Driver, Blade Runner et Edward aux Mains d'Argent. Le cinéma américain indépendant a de somptueux jours devant lui.
Mad Dog, Mai 2001
- Une étude complète sur l'œuvre de Jim Jarmusch, en français (!)