LA VIE EST BELLE,
ou le scénario comme centre nerveux de tout le reste

 

Tout d'abord, justification du titre. La Vie Est Belle est à peu près le seul (bon) film dont tous les éléments, de l'interprétation des personnages jusqu'à la mise en scène résolument sobre, gravitent autour d'une seule et même "entité" : son scénario.
Une notion floue et vaste bien entendu, qui cache et s'accorde avec un bon nombre de sous-notions à ne pas négliger si jamais il nous vient l'idée têtue de vouloir décrypter convenablement cette oeuvre miraculeuse à première vue, en réalité et à l'évidence profondément étudiée au moyen d'un sens de la précision assez colossal. L'évolution du récit, la fidélité aux faits historiques, la place de l'humour compte-tenu du contexte (la vie dans les camps de concentration et d'extermination), le dosage minutieux avec celle du drame et la cohabitation dangereuse entre les deux, le parti pris de celui qui se cache derrière le film (et aussi devant : Roberto Benigni, donc), l'anticipation des impressions du spectateur... Il a fallu peser tout cela séparément, réfléchir longuement à tous les tenants et aboutissants de chacun de ces aspects fondamentaux à la réussite de l'œuvre et à son impact, cuisiner le tout dans sa tête - posséder un formidable sens de l'imagination -, avant d'espérer pouvoir les assembler, les fixer solidement les uns aux autres sans que la lourdeur du procédé ne vienne tout gâcher. Il a fallu faire tout cela et sûrement bien plus pour arriver à ce résultat à la fois presque trop cogité et magnifiquement fragile, des choses que j'ignore totalement en tant que simple spectateur captivé (et têtu :-).

Mais avant toute chose (ou après, mais peu importe car ça n'influe en rien sur mon développement audacieux), il a fallu trouvé un titre qui annonce la couleur de manière convenable et qui n'entre en contradiction à aucun moment avec ce contenu infiniment tendu et nuancé. En choisissant la voie la plus directe, genre hypercut en plein dans l'estomac, Benigni déniche le titre idéal, insignifiant ou au contraire trop significatif pour celui qui n'a pas encore vu le film (en effet, on peut d'abord penser à de l'antiphrase bien grasse, du fait que la vie elle est pas belle du tout en fait, la méchante), et qui prend toute son ampleur sitôt qu'il est visionné, pour devenir un véritable outil de lecture sur lequel s'appuyer pour l'apprécier au mieux. Et là, si tout se passe bien, la lumière blanche vous envahit et c'est alors que vous admettez tout naturellement que, pas besoin de chipoter, ce mec-là est génial.
Traduction : le titre du chef-d'œuvre de Benigni, aussi bien trouvé que le titre français de celui de Cimino (Voyage au Bout de L'Enfer, mais on aura j'espère l'occasion d'y revenir) reflète précisément le message que celui-ci voulait faire passer en le réalisant, à savoir que la vie, en opposition à la haine d'autrui, au racisme, au fascisme, au crime contre l'humanité, à la terreur infligée à une population quelconque en raison de la paranoïa cultivée d'une autre, est d'une beauté étincelante. Eh oui, tout simplement !
On ne pouvait pas non plus trouver meilleur titre pour souligner l'exploit assez inconcevable d'avoir su communiquer ce message universel par le biais d'un sujet pareil. Et d'aboutir au final à une si belle morale, à une humanité si grande : l'Amour, la Vie et l'Espoir finissent toujours par triompher de la mort, de l'horreur et de l'adversité. Évidemment, le même message dans Titanic se voit quelque peu alourdi par des masses de fric en veux-tu en voilà (sachant par exemple que Céline Fion s'est faite plus de thunes que les deux acteurs principaux réunis pour avoir chanter sa merde en boîte), mais bon...

Ce discours de la part du réalisateur, qui s'apparente donc à un hymne à la vie intelligemment émis, s'établit tout au long du métrage avec une subtilité désarmante au travers de cette situation critique dans laquelle est tombé Guido, un père mobilisé qui en vient à inventer toute une histoire de jeu sympathique et accueillant afin de cacher la vérité à son fils de 6-7 ans. Autrement dit, c'est l'histoire d'un homme bien décidé à enseigner les valeurs humaines à son enfant, afin de lui révéler implicitement la beauté de la Vie malgré l'évènement terrifiant par lequel ils se sont tous deux faits happer soudainement, et qui sent l'horreur humaine à plein nez.
Et puis je tiendrais à prolonger mon éloge en me penchant sur le double-impact de l'œuvre. La seule chose que l'on aurait pu critiquer, c'est un optimisme trop imposant qui par son poids ferait déraper La Vie Est Belle sur une sorte d'échappatoire à la dimension bouleversante, voire affolante des conditions de vie endurées par les prisonniers, tout comme le bilan irréel de la Seconde Guerre mondiale, repoussant encore très loin les limites de la monstruosité humaine. Mais Benigni a pensé à tout, et chaque passage de dialogue entre père et fils fait double emploi, ce qui tend à former un terrain idéal pour opérer en profondeur.
Une voie souterraine dans laquelle le réalisateur ne tarde pas à s'engouffrer avec malice, pour mieux truffer son film d'allusions effrayantes à la démesure de l'horreur. Il y a en particulier cette scène absolument géniale où le petit Josué explique à son père ce que d'autres lui ont raconté, à savoir que la plupart des gens finissent soit brûlés dans un four, soit en savon ou soit en bouton de chemise. Suit alors une réplique franchement refroidissante de Benigni lui-même (bien qu'elle soit exprimée sur le ton du sourire), derrière laquelle on n'a pas de mal à entendre les échos du choc né de la simple pensée que l'impensable, l'irrationnel, l'irréel s'est bel et bien produit : "Oh mais c'est pas vrai, tu t'es encore fait roulé ! Ah ils t'ont bien eu, on peut vraiment te faire avaler n'importe quoi ! Non mais tu te rends compte, ça voudrait dire que demain matin je vais me laver avec un tel, puis m'habiller avec tel autre ?! Ha ! ha ! nan mais tu t'imagines un peu ?! Et puis tu m'as dit quoi aussi, que les gens cuisent dans un four comme on fait cuir du pain ? Ha, non mais c'est la meilleure de l'année celle-là !..."

Par ailleurs, la mise en scène illustre quant à elle de très près l'évolution progressive vers le drame. Le début étant construit sur le principe des bonnes grosses comédies italiennes des années 60 (avec les oeufs qui s'écrasent sur la tête des bouffons de service et tout le tralala), Benigni se permet peu à peu de plus en plus d'écarts de légèreté, tout en conservant le côté surréaliste de la comédie. Une progression dosée au petit poil qui l'amène à atterrir sur la piste du retournement de situation en toute maîtrise, embrayant délicatement sur la seconde partie du film, celle qui se déroule à l'intérieur des camps.
Cette longue rupture prolongée va jouer le rôle d'adoucissant en ce qui concerne la gravité de la situation, et ainsi rendre possible la présence d'un humour millimétré et d'une adhérence naturelle à l'histoire qui, sortie de son contexte et séparée du savoir-faire du réalisateur, sombrerait sans doute dans la maladresse permanente. Et la mise en scène suit toujours, jamais trop sophistiquée pour assurer la continuité avec la première partie. Tout cela pour arriver, un peu avant la fermeture du film, au magnifique plan large du camp vide, plongé dans le silence et au milieu duquel Josué s'avance à petits pas, comme la génération naissante, emprunte de pureté et sauvée des flammes du Mal, fleurissant sur les cendres de la précédente totalement meurtrie. Un paradoxe lumineux qui envahit le spectateur dès l'arrivée du générique de fin et le suit plus ou moins longtemps après. Et qui, avec l'aide de tous les éléments développés précédemment, nous prouve bien que La Vie Est Belle est un film de génie.


Mad Dog, Décembre 2001

 

 

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