LAS VEGAS PARANO,
le scénario qui se refusait d'en dire plus que la vérité
(pour une fois)

 

Disons les choses clairement : Las Vegas Parano est un film dont on ne ressort pas entier. Bien sûr, en déclarant cela, je me réfère directement au slogan de Thompson, repris en introduction du film et clamant bien haut, citons-le : "Celui qui se fait bête se débarrasse de la douleur d'être homme." C'est essentiellement parce que je ne vois pas de meilleure qualification pour décrire l'effet de Las Vegas Parano sur celui qui l'a visionné.
On a le choix entre y laisser sa raison, sa douleur, ou plus généralement sa conscience. Non, personne n'en ressort totalement entier, c'est tout bonnement incontestable dans tous les cas de figures, y compris celui où l'on a détesté au plus haut point : "Quelle merde vulgaire et grotesque, ce film !" a-t-on pu entendre lors de sa sortie. Mais, sous cette dénonciation machinale de la vulgarité et de la gratuité, sous cette réplique automatique de langage qui fait mine d'avoir perdu son temps, éclate une colère violente, une violence sauvage voire primitive, en roue libre, exactement comme lors de cette scène tendue se déroulant sur les avenues de Las Vegas et dans laquelle un bourgeois distingué, jusqu'ici maître de lui-même à l'arrière de sa charmante limousine malgré les hurlements malvenus et la conduite fort méprisable du Dr Gonzo, est soudainement pris d'une rage écarlate. Et les insultes fusent, et les fauves se déchaînent...
Au final, mis à part quelques phénomènes qui ont trouvé le moyen de passer à côté du film et qui confirment néanmoins la règle (ça sent le Yo à plein nez...), nul ne peut échapper à l'emprise explosive de Las Vegas Parano, à cette injection brutale et excessive de liberté. D'ailleurs, ce simple fait suffirait amplement pour affirmer que Terry Gilliam est un pur génie (mais on est déjà au courant depuis des lustres). Je ne vais cependant pas faire l'erreur de m'arrêter en si bon chemin, après un si beau commencement, un début d'éloge si percutant.

Et puis il va bien falloir justifier le titre ultra-prétencieux que j'ai donné à l'article... ce qui n'est pas une mince affaire, aaah ça non ! Allez, courage...
On a vite fait de reprocher au film de Terry Gilliam son scénario inexistant. Erreur monumentale bien évidemment, pour la simple et bonne raison que l'exploit vient justement de cette fuite forcée de toute linéarité du récit, vers un vagabondage complètement détraqué et insensé de prime abord. Mais plus les images hallucinées défilent, plus les séquences déjantées s'enchaînent, et mieux on comprend, ou plutôt on ressent tout ce qu'impliquent cette histoire partie en vrille depuis le départ, cette mise en scène plus que mouvementée (on imagine assez bien le shoot collectif que devait effectuer l'équipe de tournage avant chaque scène) ainsi que cette immoralité systématique qui caractérise chaque nouvelle action des deux personnages principaux.
Plus le temps passe, et plus le message – le déclic, la dose, l'électrochoc – se transmet : l'euphorie nous gagne, l'absence de réflexion se fait de plus en plus grande et la conscience morale fait ses bagages en vitesse avant de se tailler en courant. Par bien des aspects, Las Vegas Parano se regarde comme on regarde du Tex Avery, avec la même absence temporaire, la même jubilation passagère. "Quand on regarde un Tex Avery, on a envie de crier, de balancer un four par la fenêtre, sur la tête de quelqu'un" a déclaré un beau jour Michel Gondry (réalisateur de pas mal de clips de Björk, ainsi que du tout frais Human Nature). Cela résume formidablement l'état dans lequel notre esprit se trouve lors de la vision de ce film, et mieux, c'est à peu de choses près ce que s'empressent de faire ces deux déglingués de Duke et Dr Gonzo chaque fois qu'ils se garnissent d'une nouvelle dose de médicaments.
Parce que bon, bien sûr, situer cette chevauchée haute en couleurs en plein dans le luxe cramoisi et bêtifiant de Las Vegas et au début des seventies, heure d'apogée des ventes de drogues en tous genres, ne fait que rajouter du piment sur le feu. De même, avoir choisi Johnny Depp et Benicio Del Toro comme duo d'interprètes dépasse les attentes les plus folles : leurs nombreuses réunions dans le fin fond de la paranoïa la plus redoutable donnent lieu à de purs instants de frénésie, et tout flambe alors dans l'excès total, dans la furie de l'instant présent.
Les scènes les plus réussies sont les plus surjouées (c'est-à-dire à peu près tout le film), mais aussi les plus difficiles à jouer car difficiles à rendre crédibles à l'écran. Dans ces moments intenses au surréalisme luxuriant (éclairages multicolores, visions déferlantes, amnésie grandissante), tout repose sur le jeu d'acteurs et là, mes amis, je peux vous dire que ces deux hommes marquent chacun un point qui en vaut au moins dix dans leur carrière. Ils surjouent, ne font que surjouer, mais pas n'importe comment, oh que non : entre les mouvements saccadés et bizarroïdes de Depp, sa voix-off démentielle tout au long du métrage, et les crises régulières de Del Toro sous forme de caprices puérils et dangereux (à voir absolument, la scène hilarante de la baignoire), leur composition respective trouve un compromis improbable entre caricature délirante et subtilité d'interprétation, n'oubliant pas de camper deux énergumènes aux comportements précis et différents l'un de l'autre.

Tout cela est donc drôlement éclatant, un bijou d'insolence, un délire rare. Mais qu'à cela ne tienne, Las Vegas Parano n'est pas qu'une formidable succession de singeries causées par deux camés foutant le boxon. Il comporte bel et bien une partie pensante, qui prend forme par le regard que le spectateur porte dessus.
Je m'explique. Ce film ne respecte absolument rien, nada de nada. SAUF ses deux protagonistes, qu'il ne cesse d'accompagner le long de leur aventure sans but ni conséquence (il y a bien ce prétexte de rendre compte d'une course de motos en plein désert, puis d'une conférence de la Brigade des Stupéfiants, mais cela devient très vite les dernières choses qui importent). Et malgré la liste interminable d'insanités qu'ils se permettent du début à la fin, on est placé à leurs côtés, on vit les mêmes choses qu'eux. Alors, étrangement ou peut-être pas tant que ça, on s'y attache fermement. Ce n'est pas tant de compréhension qu'il s'agit, eux-mêmes ne comprenant pas le dixième de ce qu'il leur arrive, mais plus d'une forme spéciale de compassion, certes pas très morale, mais vraie.
Car finalement, s'il est un apport de Las Vegas Parano, c'est bien la signification d'un tel vautrage dans cette liberté bestiale et peu enthousiasmante vers laquelle nos jolies sociétés civilisées tendent à nous envoyer : c'est en ingurgitant toutes ces immondes saloperies que Duke et son avocat se retrouvent dans cet état proche de l'animalité. Un procédé déroutant de dé-civilisation, un abandon radical de toutes les valeurs propres à l'Homme – raison, conscience, moralité – avec tout ce que cela entraîne de tristesse, d'ennui et de douleur.
Lorsque l'on regarde à "bête" dans Larousse ou Le Petit Robert, on trouve : "1/ Tout être animé autre que l'homme. - 2/ Sot, stupide." La même notion dans Las Vegas Parano saute aux yeux d'une toute autre manière : "Je ne pense pas, donc je vis !" (oh que c'est beau tout ça)

 

Oeuvre visionnaire à l'humour furieux et rare d'intensité, décapant comme une bouffée d'éther (probablement :-), Las Vegas Parano reste l'un des films les plus marquants de 1998 (année pourtant fertile), une victoire vibrante d'adaptation cinématographique qui voit sa seule raison d'être dans la compréhension immédiate entre l'auteur et le récepteur/réalisateur. Et si l'on n'est pas convaincu, on peut difficilement nier une chose : tous les films ne donnent pas une envie démente de crier, de balancer un four par la fenêtre, sur la tête de quelqu'un. Avec ça, on tient largement notre bel argument d'autorité, autoritaire, totalitaire (hé hé) : Terry Gilliam est pur génie, au moins autant que l'était Tex Avery, ce qui n'est pas rien, mine de crayon.


Mad Dog, Octobre 2001