Dance Hall at Louse Point
La parenthèse enchantée
Un an seulement après le
bouillonnant To Bring You my Love, la fille du Dorset surprend à nouveau ses
fans en accouchant de Dance Hall at
Louse Point, disque moins séduisant dans la forme, plus direct, plus
frontal, mais d'une richesse au moins égale, et pas moins ambigu, pas moins
passionnant.
Dance Hall at Louse Point c'est le temps des retrouvailles, d'abord avec
le musicien John Parish, grand ami de la miss depuis l'adolescence et
compositeur pour l'occasion de douze morceaux qui sonnent tous plus ou moins
rétro, ensuite avec l'aspect très concret des deux premiers albums dans les
sujets traités, loin du monde métaphorique exploré par le précédent. Mais c'est aussi et surtout un autre grand pas en avant pour Polly Jean Harvey,
nouveau plongeon dans la quête de soi qui donne cette fois naissance à un
étonnant climat psychanalytique.
1. Girl
Un air mélancolique difficilement oubliable joué par une guitare
électrique les larmes aux cordes, auquel vient s'ajouter un chant de sirène
lointain et troublant. Et un seul homme responsable de cette somptueuse intro,
j'ai nommé John Parish. Ca promet assez, non ? (Bien sûr que oui que ça promet
! Et t'façon c'est aussi lui qui joue les quelques notes de piano désarmantes
sur le fabuleux, que dis-je, l'inégalable Eyepennies du dernier album de
Sparklehorse, alors croyez-moi, il n'y a vraiment pas à s'en faire.)
2. Rope Bridge Crossing
Après une longue minute instrumentale, genre entrée fracassante du
dangereux inconnu dans le saloon, qui fend l'air et ferme les bouches, la voix
de PJ s'installe, lentement mais sûrement, et commence à vider le sac au
barman ("- Whisky ? - Non, aujourd'hui c'est ton jour de chance baby,
j'ai décidé de te raconter ma vie. - Ah bon, très bien...").
Autour, plus rien ne se fait entendre, chacun écoute gentiment, le regard rivé
sur cette troublante cow-girl, bouche bée, tous coupés dans leur souffle par
cette présence plus qu'inattendue, tous, jusqu'au dernier soûlard de la
dernière tournée.
Alors les mots s'écoulent au compte-gouttes sur le plancher, chaque fois
immédiatement séchées par l'accompagnement qui racle le bois, le sculpte avec
un grand savoir-faire. Et, première remarque ("m'dame, m'dame, je lève
le doigt depuis une heure !"), Rope Bridge Crossing est une
merveilleuse métaphore de la dégradation progressive d'un couple : le plan
relationnel autrefois si précis devient flou, l'incompréhension s'installe, la
fatalité trace son chemin et ne manque pas de tout emporter sur son passage...
En ce sens, on peut penser à pas mal de titres de Is This Desire? comme
The Garden ou The River, à ce procédé très énigmatique –
mettre en scène un univers symbolique pour mieux expliquer le concret –
auquel
il a recours pour traiter ses thèmes comme il convient. Is This Desire avant
l'heure ? Non, tout de même pas, puisqu'ici il est question d'un rêve
récurrent de la chanteuse qui illustre sa situation réelle, par conséquent le
contexte est la réalité.
Les éléments ici mis en place instaurent donc plutôt un effet de nette
division entre la vraie version des choses et l'inconscient humain, qui se
construit la sienne en décalage, selon ses propres repères, pas toujours les
bons, pas souvent les bons, jusqu'au jour où la réalité nous balance une
bonne volée, ce qui nous réveille en sursaut et c'est là que l'on se dit : "Head
out of my head ! Head out of my life ! Mais merde, où avais-je la tête
?!"
3. City of No Sun
Cette séparation entre le monde intérieur et extérieur se manifeste de
manière bien plus simple et clémente dans City of No Sun. S'il fallait résumer
le pourquoi et le comment de ce disque, rien ne serait plus approprié
que ce morceau, tant il met en scène et en sons de manière évidente l'extrême
contraste entre ces deux mondes.
Graphiquement et dans l'ordre chronologique de la piste, cela donnerait
sûrement quelque chose comme une bande d'un blanc rassurant, suivie d'une autre
plus noire que noire, laquelle serait relayée par une nouvelle bande blanche,
immédiatement arrêtée par une dernière bande noire, tellement noire que ça
troue la feuille, ça dépasse sur le blanc et ça dégouline dessus, c'est
même pas très joli à voir si vous voulez mon avis... Chouette, un tableau
d'art moderne !
4. That Was my Veil
Dans cette chanson à la structure très simple –
seuls accompagnements, une
guitare acoustique présente tout du long et un orgue aigu –
mais à
l'esthétique surprenante –
entente parfaite entre voix et guitare –, ce sont
les "sad eyes" qui parlent. Alors le résultat se voit empli d'une
tristesse absolument radieuse, ah bah oui forcément.
Avec cette amertume très souriante, That Was my Veil se présente au
final comme la chanson d'amour parfaite pour fréquenter radios et
télévisions, digne du C'mon Billy de l'année d'avant. Ce n'est pas un
hasard si les deux morceaux ont connu une nouvelle jeunesse en clip vidéo.
5. Urn With Dead Flowers in a
Drained Pool
Donc les gens voient le clip, sont séduis par ce romantisme tout mignon,
achètent l'album et tombent contre toute attente sur Urn With Dead Flowers in a
Drained Pool, un morceau sauvage, violent, malsain, pas accueillant du tout,
qui fait franchement la gueule et se met même à gueuler méchamment, emporté
par des percussions de très mauvaise humeur.
Urn With Dead Flowers in a
Drained Pool, c'est le côté maladif, fiévreux de That Was My Veil,
la face obscure, l'autre revers de la médaille –
une médaille à deux revers, truquée,
rouillée, noircie par la saleté, le genre d'objet qui a dû traîner dans
plusieurs anus depuis le début du siècle et traverser chaque guerre, mondiale
ou pas (avant d'atterrir dans celui de Christopher Walken, j'espère que vous
avez flairé le Pulp Fiction à plein nez, mais en fait on s'en fout, c'était
juste pour rajouter un petit effet de style :-). La guitare s'électrifie,
devient agressive et criarde, envoie valdinguer toute harmonie, la voix ne
chante plus mais parle et hurle, et pour finir le mensonge rejeté dans That Was
my Veil prend ici la forme d'un besoin, un besoin malsain, terrible mais
incontrôlable, qui brûle le tout dans une extrême frénésie. En un mot,
psychanalytique.
Bien sûr, il est inutile de préciser que Hollywood ne sauvera pas cette
histoire qui plairait à Catherine Corsini (dont le film La Répétition,
sorti récemment en salles, est un petit chef-d'œuvre sauvage et brûlant,
parenthèse refermée), et l'ultime phrase assassine arrive à 2'39" pour
noyer le morceau dans une marre bien boueuse, un pessimisme épais et fatal.
6. Civil War Correspondent
Parfait en tout point, de la voix sublime de la chanteuse aux
accompagnements économes et originaux, ce Civil War Correspondent
creuse, avec l'aide de quelques autres titres, un gouffre incontestable par
rapport à To Bring You my Love et Is This Desire?. C'est en cela
que Dance Hall at Louse Point rejoint sur certains plans Dry et
pourquoi pas Stories from the City, Stories from the Sea, dans cette
manière réaliste de présenter les choses, contrairement aux outils
d'abstraction qu'utilisent les deux albums initialement cités.
C'est sûr que PJ a dû regarder les infos (pas trop quand même s'il te plaît,
ça peut faire du mal), mais la façon sensible dont elle (et lui, ne pas
oublier le John Parish qui se cache derrière chaque titre) use pour traiter ce
sujet difficile aboutit à une chanson aussi esthétique que touchante.
7. Taut
Cette fausse confession, qui ressemble davantage à un appel au secours
relativement urgent, illustre bien la grande part occupée par le catholicisme
dans la musique de PJ Harvey. Et on comprend rapidement ce que cette façade
imposante vient faire au centre de la pochette de l'album : la croix est là,
visible comme jamais, même si ici, la voix de PJ fait assez peur, mais c'est
sans doute fait exprès...
Toutefois, le disque le plus "religieux" reste de loin Is This
Desire?, avec son discours critique et dérangeant.
8. Un Cercle Autour du Soleil
Un joli tableau sur l'écoulement toujours très mystérieux du temps, un
morceau à la lenteur reposante, qui n'apporte pas plus de réponses qu'il ne
pose de questions, mais se complait au contraire à ne rien dire de plus que ce
qu'on sait déjà (c'est-à-dire rien), allant même jusqu'à évoquer la
certaine naïveté qu'il y a dans l'attente gentille que la vie suive son cours
(2'15" : "... There's blue sky, and a circle, a circle, 'round the
sun, the sun, the sun..."). Mais au fait, pourquoi un titre français ?
(ah, désolé, j'avais oublié que je parlais dans le vent, mais bon
comprenez-moi, parfois on se sent un peu seul donc on fait comme si des milliers
d'internautes nous lisent, et cette parenthèse ne sert par conséquent à rien
non plus, et voilà je viens de me faire à nouveau avoir, et merde à la fin
:-).
9. Heela
Nouvelle contradiction dans l'ordre des choses, tandis que Rope Bridge
Crossing ou City of No Sun présentait le compagnon de route comme un
déserteur incompréhensif, Heela en dresse un portrait positif en
suggérant son pouvoir guérisseur, en tout cas avant que les mensonges ne
débutent. Incohérence, avez-vous dis... Bien sûr, mais qui a dit que le comportement
humain admettait la moindre logique ? Certainement pas Björk (ouh là là, quel
festival de lourdeur intempestive aujourd'hui ! Ca c'est encore de la faute à la rentrée !).
Donc cet "heeler man" (ici incarné par John Parish, tout de même
moins fort que Thom Yorke sur This Mess We're In, avouons-le) arrive
selon PJ pour redonner le goût des choses, quelque soit le passé qu'on ait eu
et le futur qu'on projette, amenant avec lui une force vivifiante contre
laquelle on ne peut lutter. Sauf,
peut-être, si Is That All There Is? arrive juste après... (et donc une énième
contradiction en perspective)
10. Is That All There Is ?
Attention, morceau dangereux en vue ! Reprise très fidèle du standard des
années 50 (rappelez-vous sur quoi dansent Griffin Dunne et une femme paumée dans
le film After Hours de Scorsese), Is That All There Is? refile le
spleen comme se refile la peste, avec tout ce qu'il entraîne de froideur
sinistre. C'est un pur sommet de désolation, mieux que du Portishead, mieux que
du Baudelaire, et d'ailleurs il se passe très bien de commentaires, il
s'écoute, là, voilà, et se comprend bien sûr (sans les paroles il n'est pas
grand chose, comme souvent dans les chansons de PJ Harvey).
S'il était la dernière piste du CD, on aurait à coup sûr eu un peu peur
quant aux projets de l'artiste. Dieu soit loué, ce n'est pas le cas.
11. Dance Hall at Louse Point
Transition dynamique et plutôt souriante, qui tranche sévèrement avec le
morceau qui précède, histoire d'embarquer en bonne et due forme pour la "lost
fun zone".
12. Lost Fun Zone
Au pays des relations conflictuelles je voudrais Lost Fun Zone, une
conclusion marrante et franchement inattendue qui surligne en fluo l'absurdité
évidente du monde dans lequel on vit ("I believe that I am here to stay,
I believe his son was sent to save (en parlant de Jésus), I don't
believe that I gonna die some day !", parmi les drôles de paroles
énoncées par PJ d'un air très content de soi). Et qui sonne de manière
insolente comme une version satirique du morne Is That All THere Is?.
Bref, en long, en large et en
travers, Dance Hall at Louse Point, avec son goût affiché pour les
conflits de pensée, se présente très clairement comme l'album de toutes les
tensions, se laissant guidé les yeux fermés par une violence encore
différente de celle de Dry, égale en intensité, agressive à sa manière. Il
faudra attendre encore deux ans pour que la diva frustrée abandonne le temps
d'un album, le vertigineux Is This Desire?, cette énergie innée qui la
caractérise depuis ses débuts.
Souvent considéré comme une parenthèse dans la discographie de l'artiste, Dance
Hall at Louse Point a sûrement une bonne chose à dire à ce sujet : les
parenthèses demeurent parfois aussi importantes que le reste, si ce n'est plus
(n'est-ce pas ?).
Mad Dog, septembre 2001
- Love, Rage & Good Diseases, le section PJ Harvey de NO SURPRISES