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dossier Gainsbourg
La discographie commentée
(et incomplète, encore heureusement pour vous)

 

 

Non, ce n'est pas un cauchemar. En clair, sur cette page, Mad Dog décide déraisonnablement de s'attaquer à la Légende. Ca change des passages à tabac délirium de Michael Bay et Steven Seagal, c'est sûr. Toujours est-il que je vais essayé de ne pas rendre cela trop lourd, aussi ai-je pensé qu'il était préférable de faire figurer la totalité des commentaires sur une seule et même page. Qui sait, peut-être que cela m'obligera à ne sélectionner que l'essentiel de chacun des disques abordés, au lieu de déblatérer des tas de phrases sans envergure dans le seul but mesquin de broder un maximum de lignes...

 

 

 

 

Du Chant à la Une !... - 1958
arrangements : Alain Goraguer

Sale, grimaçant et rabat-joie, le premier album de Lucien Ginsburg, qui change pour l'occasion son nom en Serge Gainsbourg, apparaît en lui-même comme une petite révolution à une époque où, hormis la présence de quelques compositeurs/interprètes de taille (Brassens, Ferré...), la chanson française devient le terrain privilégié des amourettes à l'eau, bonne et mauvaise famille confondues. "Gainsbourg chante l'alcool, les filles, l'adultère, les métiers tristes..." observe la préface signée Marcel Aymé qui accompagne le disque lors de sa sortie. Dans un autre style mais tout aussi mal aimable, il y a Boris Vian, avec qui le jeune Serge partage la même envie urgente d'emmerder le monde. Cette reconnaissance mutuelle entre les deux hommes va jouer un rôle détonateur dans la carrière de Gainsbourg, laquelle prend définitivement son envol lorsque celui-ci décide de s'investir tout entier dans la chanson, cet art mineur et minable, cette "chansonnette" comme il le qualifiera si bien par la suite. Le coup est d'emblée marqué par ce qui deviendra avec le temps son premier grand classique, Le Poinçonneur des Lilas.
Comme tous ceux qui se rangent dans la première période (1958-1965), Du Chant à la Une est l'un des albums les plus directs de son auteur. Constitué de neuf chansons à textes dans la plus pure tradition française, auxquelles vient se plier un jazz dont la richesse est à savourer sans modération, il peut s'écouter comme le journal de bord tenu par un homme lucide, seulement un poil frustré par une jeunesse pas vraiment fertile (son ambition initiale est d'être peintre, un rêve à peine effleuré qui le suivra à jamais dans son parcours). De la première à la dernière note, Gainsbourg évoque la pauvreté, une maladie aussi bien physique que psychologique qui prend des allures de fléau dans ses chansons, ratissant tout Paris, du sous-sol de métro lugubre (Le Poinçonneur des Lilas) jusque dans les avenues chics et friquées (Ronsard 58, une actualisation féroce de l'un des classiques du poète, Quand vous serez bien vieille).
Sans jamais tomber dans le cliché de la plainte personnelle, celui qui se traînait encore comme pianiste de cabaret il n'y a pas si longtemps se débrouille toujours pour mener le bateau à bon port, c'est-à-dire que chaque intonation, chaque phrase et chaque idée, suivie de très près par les arrangements rigoureux d'Alain Goraguer, n'est là que dans l'optique de faire état des déboires d'un monde parisien hétérogène et grotesque, histoire de faire éclater quelques rires carnassiers, à un moment ou à un autre. Ainsi, l'ouvrier à bout voit ses rêves s'évaporer dans des verres de whisky, l'intello s'étouffe dans le vide asphyxiant que lui inspire sa petite amie, et le play-boy de base se fait bien vite rattraper par son manque d'esprit, lequel finira bien un jour ou l'autre par le bouffer sans faire de miettes. Même ceux qui n'ont rien de spécial à se reprocher ne sont pas à l'abri d'un vol plané fatal dans le ravin : "Et pendant que tous deux agonisaient, la radio a continué de gueuler..." (Du Jazz dans le Ravin). L'air de saxo qui accompagne tranquillement l'horreur peut s'envisager sans difficulté comme le symbole parfait de ce disque humoristique et cafardeux. Une pièce plongée dans le noir, avec projecteurs sur sourire jaune.

 

 

 

N°2 - 1959
arrangements : Alain Goraguer

Dans la foulée d'un premier 33 tours prometteur – et même carrément plus, puisque déjà bien au-delà de l'irréprochable –, Serge Gainsbourg enregistre un second opus sans titre (ou presque), dont la pochette seule constitue déjà un bon critère d'acquisition. Réunis sublimement et déposés simplement sur une table cirée, un revolver et un bouquet de roses rouges sang partagent l'affiche avec un jeune homme bien sapé, l'air hautain, qui pourrait bien être le fameux tueur au sourcil plus haut que l'autre qu'évoque l'article de journal en fond de pochette du premier album. Ce n'est pas le seul point commun : outre le fait que la musique tape toujours dans un jazz très branché nouvelle vague, les plus attentionnés remarqueront le détail qui tue, l'assonance du titre d'ouverture (Le Claqueur de Doigts) avec Le Poinçonneur des Lilas qui ouvrait le premier opus. Tout cela montre bien que la maigreur de son public n'empêche pas Gainsbourg de se prendre déjà pour un grand, ni de n'être d'ailleurs pas loin d'en être un, avec ses codes et ses secrets de fabrication.
En même temps, ce deuxième disque nous dévoile un Gainsbourg plus confidentiel, qui laisse de côté ses masques d'assassin pour agir à visage découvert, de front, sans faire dans la galanterie. Et si des explications doivent avoir lieu, ça se fait avec prévoyance, le flingue soigneusement dissimulé derrière le bouquet de fleurs. "En d'autres occasions, je chanterais les transes (de l'amour), mais aujourd'hui, je m'en balance" expose-t-il à l'Indifférente qui n'a pas su lui ouvrir son cœur, probablement la même peau de vache dont il cherche toujours à chasser le "souvenir abhorré", au terme d’une Nuit d’Octobre définitivement funeste. Entre deux règlements de compte, Gainsbourg empiète sur le terrain de Baudelaire pour y cueillir une poignée de fleurs noires, et en profite pour s'offrir une petite variation curieuse autour de L'Anthracite.
Sans oublier le délicieux détour par l'humour sarcastique du premier album, avec la satire entêtante des Jeunes Femmes et Vieux Messieurs, orchestrée de mains de maître par Goraguer.
A la différence du Lovage de Dan The Automator (2001), énorme clin d’œil à l’univers gainsbourgien, ce N°2 n’a rien à voir avec un disque d’amour. Son humeur noire indélébile et son ciblage de la gent féminine en font même un beau disque de haine, misogyne au possible, et qui, au travers de son entière attention apportée à la femme, ne pouvait pas mieux annoncer l’immense importance qu’elle allait prendre dans la suite de son œuvre. Pas la meilleure expérience, mais la preuve enthousiasmante que la machine est lancée, que c'est sur la bonne voie.

 

 

 

 

Gainsbourg Confidentiel - 1963
avec Elek Bacsik à la guitare électrique et Michel Gaudry à la basse

Comme tous les grands disques romantiques, Gainsbourg Confidentiel, c'est l'histoire d'un homme qui s'est fait plaquer par la femme qu'il aimait. Peu de temps avant de s'ouvrir définitivement au monde et d'atteindre le succès qu'on lui connaît, le chanteur enregistre un disque figé, gris, minimaliste au possible (une guitare, une basse), plus miné tu meurs. Sur des airs de jazz échoués dans le désordre de la nuit, en totale contradiction avec les couleurs vives qui caractérisent les sixties, Gainsbourg déballe ses sentiments à propos du temps qui passe, et il le fait d'une manière presque primitive, sa primitivité à lui, quitte à passer pour un vioc. Ce qui ne l'empêche pas d'en profiter pour forger son style d'écriture incomparable, entre ergonomie et complexité, souvent basé sur l'utilisation d'allégories savamment pensées. Un vrai régal qui se vérifie sur des titres tels que Le Talkie-walkie, La Fille au Rasoir ou Elaeudanla Téïtéïa. Tandis qu'avec l'excellent Negative Blues, l'artiste donne une savoureuse représentation de "l'insaisissable fluidité féminine", qu'il sublimera par la suite tout au long de la fulgurante Histoire de Melody Nelson.
Mais pour l'heure, ce Gainsbourg Confidentiel garde un net penchant pour les regrets, marqué par toute une flopée de titres bien moins enjouées que les précédents, chansons mornes au pays des amours perdues (Sait-on jamais où va une femme quand elle vous quitte, question assassine posée dans l'hébétement le plus total), voire même jamais trouvées (Amour sans amour). Dans ces instants de profonde dépression, ces instants précis où le cœur est brisé mais où la vie oublie paradoxalement de s'arrêter, l'homme ne chante alors plus que malgré lui. Et tant pis pour les fausses notes, tout devient permis à compter du moment où les repères se sont effondrés. Y compris, dans le cas pourtant désespérément égoïste du sale bourgeois accablé par la vie, devenir le grand représentant de l'Amertume Universelle (l'incroyable No no thank's no, basé sur un air de Negro Spiritual). Gainsbourg maladivement intimiste, Gainsbourg Confidentiel, l'album de la larme à l'œil, de celui qui n'a plus que la glace pour contempler sa solitude. Pauvre et sublime.

 

 

 

Gainsbourg Percussions - 1964
arrangements : Alain Goraguer

Comme son nom l'indique, Gainsbourg Percussions est un disque où Serge Gainsbourg se penche sur le rythme en tant que noyau musical. Pour ce faire, il ramène dans son bagage tout un attirail chaleureux, dont la provenance est directement identifiable dans cette superposition de chants sud-américains et de toute une collection de rythmes afro, et dont la formule gagnante s'appelle Couleur Café, un très bel exemple de mélange musical, inspiré et abouti. Derrière ces curieux rapports d'expéditions, ces exercices de style à la fois originaux et "authentiques", il y a une envie d'aller ailleurs, un besoin d'espace qui ne fait aucun doute. Et c'est bien là que réside le mérite de ce Gainsbourg Percussions : de tous les artistes français reconnus, il est le seul à bousculer les traditions et à oser le métissage. Il renouvellera d'ailleurs l'expérience quinze années plus tard, s'exilant cette fois à Kingston pour revenir avec le génial Aux Armes et cætera entre les mains. Mais c'est une autre histoire.
Le titre de cet épisode nous informe d'autre part de l'allègement temporaire des textes, par rapport aux premiers albums où ils tenaient littéralement la totalité des orchestrations en laisse. Ici, les rôles s'inversent quelque peu et la musique passe clairement au premier plan, comme le prouvent les paroles minimalistes de Là-bas c'est naturel, Les Sambassadeurs ou New York - USA, une autre association étonnante où des rythmiques tribales découvrent avec une certaine naïveté les gratte-ciel new-yorkais. A partir de ce morceau, la logique de l'album s'impose d'elle-même : Gainsbourg Percussions prend dès lors la forme d'un grand écart acrobatique entre la racine et la modernité, entre l'origine et l'évolution. En ce sens, la présence de jazz pur à quatre reprises, nous rappelant que l'aventure se poursuit une fois de plus en compagnie d'Alain Goraguer, est on ne peut mieux justifiée. Tout simplement parce qu'a l'arrivée, il y a
New York, et qu'à New York, il y a le jazz, la pluie et le monde de la nuit, le blues et les gangsters, et le spleen environnant. Superbe passage de l'autre côté du miroir, là où le ciel est bas et où les cœurs se meurent. Distanciés et vagabonds, les ultimes morceaux jazz de Gainsbourg se savourent comme des petits plaisirs de dernière minute : entre les égarements cyniques du voyou à bout de souffle (Quand mon 6,35 me fait les yeux doux) et le ludisme affiché de Machins Choses, qui parodie délicieusement la chanson de crooner, on s'amuse ouvertement avec les mots, tandis que les orchestrations prennent quelques libertés bienvenues.
Avec ses inspirations nouvelles et ses aspirations de grande évasion,
Gainsbourg Percussions installe distinctement son auteur sur la marche dominante des compositeurs/interprètes les plus ouverts de son temps, mais aussi les plus singuliers. Renfermant en lui-même un vibrant hommage à la musique noire dans sa globalité, il s'affirme également et incontestablement comme un disque de transition, à double face, installé à califourchon sur le mur qui sépare la réalité de la fiction, le domaine factuel de l'abstraction, la surface du fond, et, bien entendu, le premier du second degré. En clair, à l'issue de cette étape importante et pendant un certain temps, Gainsbourg pensera sa musique d'une manière plus purement artistique.

 

 

 

Initials B.B. - 1968
arrangements : Arthur Greenslade (en partie)

Ca a commencé trois ans plus tôt, lorsque Gainsbourg, probablement las de n'être écouter que par des gens qui le comprenaient, s'était décidé à infiltrer les ondes nationales en prenant tendrement sous son aile de corbeau cette blondinette de France Gall, à l'occasion d'un Poupée de cire, Poupée de son récompensé par l'Eurovision. Avec Initials B.B., Serge pousse son vice de génie jusqu'à défier commercialement les productions les plus en vogue de l'époque, tout en livrant l'un de ses meilleurs albums. Il faut vivre avec son temps. 1968 correspond au moment où les Beatles sortent leur fameux album blanc ; en France, on est en pleine folie anglo-saxonne. L'artiste va profiter de l'enthousiasme général pour glisser ses larmes de pauvre gars plaqué (en l'occurrence, par Brigitte Bardot) en plein cœur de la vague yéyé. Fini le jazz importé d'Amérique, fini aussi le temps où l'on écrivait selon la bonne vieille tradition française, quand les textes menaient intégralement la danse et n'en finissaient pas de se poursuivre. Ici, les compositions tapent volontiers dans un rock très british et très sixties, tandis que les chansons acquièrent de vraies structures pop, avec des refrains tout sourire (on est loin des p'tits trous) et des couplets qui ne dépassent pas le stade des deux phrases... Enterrée la réputation de chanteur intello que Gainsbourg traînait depuis ses débuts.
Avec ce changement de cap radical, il serait tentant de croire en une noyade plus ou moins involontaire dans la soupe tendance des années soixante, à un basculement prématuré vers la facilité et, par voie de conséquences, vers la banalité. Inutile de préciser que cette version-là n'existe pas. Aujourd'hui, on peut le dire sans crainte : Initials B.B. est une tangente immédiate et sublime, qui commence par la porte de derrière de la mode et se termine dans le vide astral du poète en dépression. On s'en rend compte assez rapidement avec la chanson-titre, où la mécanique seule de la pensée suffit à effacer les maltraitements de la réalité : au son d'un tourbillon de violons déchaînées, sur lit d'accords de piano ténébreux (thème magistral), le corps de celle qui a pourtant pris le large réapparaît en chair, en os et surtout en tenue sexy de panthère intouchable, de reine dompteuse. L'avantage de signer avec un fouet, c'est que ça s'efface moins facilement.
La suite de l'album ne se passe sûrement pas de commentaires, et pour preuve, elle prend le chemin d'un petit recueil d'histoires diverses et variées, inventées ou revisitées, et dont la réunion s'organise autour d'une connotation commune, d'un seul et même démon : le manque, présent ou à venir, surplombant les choses, s'appropriant tout, corps et âmes à la fois. D'entrée de jeu, on lui fait coucou sur la pochette du CD, très pop-art, qui nous montre un portrait de Gainsbourg en position de penseur, les yeux fixés sur le vide. Plus tard, on lui serre vigoureusement la main par l'intermédiaire du brillant Black and White, chanson rigolote et terrifiante où chacun cherche son chat, et où personne ne le trouve. Pour terminer, son manteau va jusqu'à revêtir l'Amour, et c'est finalement le mur de la fiction qui s'effondre pour ne laisser sur scène que la réalité, nue, grelottante, en pleurs (Marilu).

Toutefois, cette crise de noirceur, Gainsbourg l'expédie en couleurs, avec le sourire. De Comic Strip à Dr Jekyll et Mr Hyde, de Bloody Jack à Bonnie and Clyde, les métaphores et les figures se succèdent, et le tout prend la forme d'un saut vertigineux dans le psychédélisme. C'est comme si le chanteur avait choisi d'endosser cette panoplie de carcasses fictives, non pas seulement dans le seul but de fuir la réalité telle qu'elle est, à savoir ennuyeuse et décevante à tous les niveaux, mais aussi pour l'éclairer sous un autre angle, et en faire ressortir les formes les plus absurdes et insignifiantes qui soient. La vérité par l'abstraction. Ce qui est très fort, c'est d'avoir su travestir cet énorme coup de cafard en objet branché, festif et dansant, à passer dans les joyeux bals de fin d'année pour se vider le crâne. Mais la tête de Serge Gainsbourg est tout (mal faite, vulgaire, hideuse, etc...) sauf vide, et parfois une peau de banane se met en travers de la piste de danse : ça donne Shu Ba Du Ba Loo Ba, un petit bonbon offert en cadeau, une de ces cochonneries acides et irrésistibles qui se mangent sans faim.
Ce sens de l'ironie et cette profondeur de champ, magnifiés par une ingéniosité absolument admirable (Gainsbourg roi du double sens), font de cet Initials B.B. une oeuvre d'exception, écrite sur plusieurs dimensions, à la fois ludique et troublante, drôle et paralysante, aussi bien distancière par principe que profondément touchante. Une plainte monumentale, exprimée sur le ton de la gaieté, de la bonne humeur et de l'enjouement généralisé, grâce à laquelle on peut aujourd'hui écrire que le plus grand artiste musical du XXème siècle vient de chez nous (youplaboum).

 

 

 

Jane Birkin et Serge Gainsbourg - 1969

 

 

 

 

Histoire de Melody Nelson - 1971
arrangements : Jean-Claude Vannier

 

 

 

 

L'Homme à Tête de Chou - 1976
arrangements : Alan Hawkshaw

 

 

 

 

Aux Armes et cætera - 1979

 

 

 

 

You're Under Arrest - 1987
arrangements : Billy Rush / Philippe Lerichomme