Is This Desire ?
La douceur de la fille aux yeux tristes, et autres histoires
Définitivement bouclé en un an
et demi après maints et maints pauses, modifications et fignolages, Is This
Desire?, sixième album de l'incandescente Polly Jean Harvey, revient avec
classe sur le terrain à moitié visité par To Bring You my Love. Pour
s'abandonner à la représentation imagée des choses, s'en rapprocher un maximum, les
immobiliser, en capter les essences pures et lâcher le tout dans la jungle de
la Musique. Recette appétissante.
Et s'il n'est pas parfait, s'il montre les limites de l'artiste en matière
d'expérimentation, Is This Desire? se présente comme un superbe disque
à thèmes –
étonnante galerie de personnages tourmentés –, et couvre en ce
sens tout ce que l'on pouvait attendre d'elle : la poursuite de l'aventure,
encore ailleurs, encore plus loin.
1. Angelene
Règle d'or avant toute chose, il ne faut jamais négliger la première
chanson des disques de PJ Harvey. Elle a très souvent une signification
particulière : dans le précédent (Dance Hall at Louse Point), Rope
Bridge Crossing construisait d'entrée de jeu une métaphore bien sentie
alors que tout le reste était plutôt frontal, c'était l'exception qui confirmait la règle, tandis que dans le suivant (Stories from the City,
Stories from the Sea), le très noir et court Big Exit exposera
froidement les faits avant de disparaître aussitôt, cédant la place dans une
parfaite confusion à une collection lumineuse de ballades pleines
d'émotions et de sincérité.
Angelene est la énième sœur de toutes ces chansons trompeuses. En
prenant conscience de son irrésistible pouvoir de séduction, on espère
d'abord que toutes les pistes sonneront comme celle-ci. Heureusement pour nous
la musique de PJ Harvey n'est pas "commerciale", car si c'était le
cas, le CD se terminerait à peine que l'on trouverait bien dommage que toutes
les pistes sonnent comme celle-ci...
Non, Angelene est belle, séductrice, et même touchante à ses secondes
perdues, mais c'est la seule de l'album, non mais oh on n'a pas que ça à
foutre que d'être gentil ! Néanmoins, PJ brode de façon clémente un joli
portrait de sale prostituée, annonçant tout le reste, introduisant la suite,
sombre, sourde et trouble.
Dessin extrait de La Triste Fin du Petit Enfant Huître, de Tim Burton
2. The Sky Lit Up
Le temps d'un court instant, évadons-nous de l'ombre, fuyons la nuit
perpétuelle et éclipsons-nous dans notre mémoire (certes pas aussi
adroitement que Baudelaire dans Le Cygne, mais c'est sur la bonne voie).
Tout s'illumine alors d'un seul coup, tout est beau, tout s'envole, "and
I'm lighter that I've ever been !"
Une lumière euphorique, trop aveuglante, qui débarque sans frapper et repart
trop vite : 1'21" seulement, on se croirait revenu à l'époque de Dry,
où tout passait en flash, les morceaux défilant comme autant de tempêtes
déchaînées... Et c'est à ce moment que l'on devine ce qui se trouve sur la
photo décolorée du premier couplet : Polly Jean Harvey, 1992, les cheveux plus
longs que jamais.
3. The Wind
C'est ici que Is This Desire? devient vraiment intéressant, dans sa
peinture de portraits parfois sordides et grondants, parfois plus hypnotisants
comme celui-ci. Pour le faire, PJ s'empare d'outils forcément spéciaux tels
que ce premier couplet à voix basse, secret oblige, ou carrément nouveaux tels
que le rythme ici utilisé qui ressemble à du Morcheeba déporté vers des
lieux sinistres, arraché de l'assurance et de l'harmonie comme on vole un
sourire aux lèvres de quelqu'un.
Une fois le décor posé, on peut se concentrer sur l'histoire que la chanteuse
nous conte. Donc ce morceau parle clairement de solitude, le vent y étant
directement associé, représentation pas tout à fait allégorique puisque décalée,
indirecte. Ce qui nous incite (mouais) à faire le rapprochement avec le cas de
l'artiste, et à voir que l'autobiographie n'est qu'en partie au rendez-vous
dans la mesure où la solitude n'a jamais été quelque chose de tellement
insupportable en ce qui la concerne, au contraire. Mais le doute survient
soudain : on ne connaît pas le point de vue de cette Catherine, et il est
possible que PJ ait en fait rapporté un regard extérieur sur elle-même,
Catherine. Dans ce cas, tout s'explique.
Au fait (aux Inrocks), The Wind n'est pas le Violently Happy de PJ
Harvey, mais en revanche, Violently Happy est le Happy and Bleeding
de Björk. Rectification établie.
4. My Beautiful Leah
Parmi les multiples expérimentations ici présentes, My Beautiful Leah
s'en sort avec beaucoup de classe et s'impose comme l'une des réussites les
plus évidentes du disque. Une basse surdimensionnée qui vomit ses tripes par terre, et un rythme
à moitié synthétique
pataugeant lourdement dedans –
hip-hop au visage crade et squelettique, à la tête
de déterré, qui contraste forcément un peu avec les clips forts en chair de
Dr Dre et Snoop Dog...
Malgré ce tableau peu rassurant, Leah est toute mignonne. Elle n'est pas
blonde, d'accord. Ses yeux ne sont pas bleus, ok. Mais elle a d'autres atouts :
elle est seule et triste, elle n'a rien, elle est constamment déçue par les
choses qu'elle voit et les gens qu'elle rencontre, elle fait des cauchemars à
longueur de temps, elle a toujours l'air de chercher ailleurs. Elle est
adorable. A présent, on comprend mieux pourquoi le duo que PJ Harvey a
enregistré la même année avec Tricky sur Angels with Dirty Faces donne autant l'impression que la
fille du Dorset est en plein dans son élément.
My Beautiful Leah est une éclatante composition, car il se complait dans
la désolation la plus sombre sans pour autant manifester la moindre opposition,
sans chercher à lutter contre quoi que ce soit. Ce qui lui permet d'atteindre
sans faute la noirceur totale qu'il s'était fixé, le temps de quatre
dernières phrases chaotiques et meurtrières qui passent à l'acte sous l'effet d'un
final fort réussi, rappelant beaucoup celui de Working for the Man
(présent sur To Bring You my Love).
5. A Perfect Day Elise
Avec ce troisième portrait en perspective, qui ne manque pas au passage de
rire au nez des chansons pitoyables sur la grandeur des femmes très en vogue
en ce moment (dans le genre, Hélène Ségara est passée maîtresse),
l'identité de Is This Desire? commence à se faire plus claire : elle
est multiple, comme un livre d'images qui change d'histoire à chaque nouvelle
page, comme sur la pochette de l'album qui illustre avec efficacité le
thème principal du CD (mais nous y reviendrons).
Un livre qui pourrait très bien ressembler à celui que Tim Burton (encore lui,
eh oui il faut bien compenser le ratage que constitue La Planète des Singes)
a sorti en 1997, La
Triste Fin du Petit Enfant Huître, un recueil de poèmes illustrés que je
conseille fortement aux admirateurs du bonhomme. Car il se trouve que le concept
soit étrangement le même, cette manière de livrer un peu de soi-même dans
chaque personnage créé. Un détail sur lequel on a dû passer un peu vite :
Is This Desire? a été assez peu
apprécié lors de sa sortie, voire même parfois descendu, mais personne n'a
pris la peine d'évoquer l'aspect thématique qui occupe une grande part de
l'album.
S'il y a quelque chose qui m'énerve profondément chez les chroniqueurs de
disques pros, c'est cette façon distinguée qu'ils ont de parler autour d'un
album, et non de l'album lui-même. Ca devient franchement chiant, car des fois
on se met à sortir de sacrées conneries comme chez les Inrocks (re-bonjour), dans le style
de la comparaison foireuse entre PJ Harvey et Björk. Pour l'Islandaise, les
mots ont pendant longtemps été ressentis comme vulgaires. Tandis que la
beauté des mots ne cesse de fasciner l'Anglaise... Est-ce vraiment comparable
? Je ne crois pas.
Au bout du compte, on oublie de faire la séparation entre la musique qui se
veut émettre des messages et celle qui cherche autre chose, et c'est bien
dommage. Is This Desire? s'intéresse à la création d'ambiances pour
poser des questions à l'auditeur, et pour cela il a recours à la mise en place
d'une alliance méticuleuse entre paroles et accompagnement musical. Critiquer
ce disque sans parler du songwriting se révèle être par conséquent d'une
crétinerie insondable. Et, sans être trop méchant, si Björk s'est enfin
décidée avec Vespertine à sortir un album magnifique, c'est aussi parce qu'elle a récemment compris l'impact et la puissance des mots, et
l'extrême richesse que l'on peut en tirer en les combinant, en jouant avec.
6. Catherine
On va finir par comprendre, PJ Harvey se permet pas mal d'audaces sur ce CD.
Catherine en fait partie : vocalement, on ne l'avait jamais entendu chanter
comme ça. Une voix tranquillement sublime qui glisse sur une instru discrète,
souterraine. Et des paroles comme des lames de rasoir, chacune plus
tranchante que la précédente, malsaines au plus haut point. Confession calme
et posée masquant une rage intensément violente mais sourde, d'autant plus
grave.
Sur cette piste faussement apaisée, PJ Harvey chante avec la même jalousie
méchamment noircie qui se cache derrière chaque réplique de Pascale
Bussières dans La Répétition, petit bijou du cinéma français réalisé par Catherine
Corsini, dans les salles au moment où j'écris ces lignes. Ce film assez
terrifiant fait le récit
d'une amitié déchirante entre deux femmes (interprétées par Pascale
Bussières donc, et Emmanuelle Béart, dans un de ses meilleurs rôles), la
première cherchant à se venger sans relâche d'une histoire anciennement
vécue avec la seconde, de
manière inconsciente. De cette tension permanente, où se mêlent amour violent
et jalousie, naissent des scènes particulièrement tendues, comme un plan
fixe de plusieurs minutes plongé dans le silence et l'obscurité, mais je n'en
dis pas plus.
Non, sérieusement, courez voir ce film et vous comprendrez ce qui le lie
étroitement avec Catherine, et ce jusqu'à la moindre parole énoncée
par PJ.
Dessin extrait de La Triste Fin du Petit Enfant Huître, de Tim Burton
7. Electric Light
Eh oui, c'est comme ça, PJ Harvey a un talent limité au niveau expérimental, PJ Harvey n'est ni
Björk, ni Geoff Barrow, ni même un
croisement humain de tous les membres de Radiohead. Rendez-vous raté donc avec
une quelconque forme de beauté : ça ressemble plus à une vision moisie de
deux ou trois coléoptères cramés sur une lampe halogène...
8. The Garden
PJ Harvey est PJ Harvey ! ("- Ah bon ? - Si si, j'te jure !")
Ce somptueux remake du Fountain de 1992 le prouve, rhabillé et déguisé
en rêve fantastique, couvert d'un brouillard épais que vient déchirer le
chant d'une sirène vengeresse, déchue (1'47" et 3'28"). Un parfait
jardin des lilas où l'on imagine sans problème, en acteur de cette histoire
d'amour ivre et fantomatique, Jeff Buckley, buvant à volonté son Lilac Wine...
Dans ce vaste jardin où règne magie noire en maître, chaque chose que l'on
peut croiser semble illusoire, s'éloignant dès que l'on s'en approche, ou
disparaissant sans aucune trace, sans raison apparente. Si bien que le morceau
prend la forme d'un nuage passager et s'en va comme il est venu, comme un
mirage, laissant la langue pâteuse et les lèvres sèches. C'est bien là que
réside le magnifique pouvoir sorcier de Is This Desire? : celui de tout
fausser, de ponctuer certitudes et convictions (Dry en était rempli) par
autant de points d'interrogation. Le plus étonnant est de constater que l'on avance
parfois mieux de cette manière.
9. Joy
En soi, l'aspect musical de Joy n'est vraiment pas reluisant. Pas
assez d'originalité, un ton excessif, même pas la brutalité espérée... Bien moins réussi que Meet
Ze Monsta (1995), comparable formellement parlant. Cependant, ce titre mal noirci,
en tout cas pas aussi bien que du Tricky par exemple, échappe au naufrage.
D'abord, on ne peut pas rester insensible à l'idée particulièrement efficace
et démoniaque qu'a eu l'artiste de personnifier la joie, en faisant d'elle un
paria comme tous les autres, triste victime de l'étiquette qu'on lui a collé
de force sur le front, une innocence absurde dans un monde de carnassiers comme
celui-ci. Ensuite, Joy trouve une raison d'être beaucoup plus
raisonnable et intéressante sitôt qu'on la place parmi les autres morceaux :
cette grande déprimée apparaît alors comme la mère nourricière de tous les
individus dépeints au travers de l'album, la louve que chacun vient téter malgré lui
comme autant de douleur et de tristesse. Une bouteille de lait noir.
10. The River
Et le disque poursuit sa course, un itinéraire qui s'apparente à un
chassé-croisé entre balades planantes, très esthétiques mais toujours troubles, et
morceaux plus lourds et viscéraux, comme enracinés bien profond. Jusqu'à ce
que l'on arrive à The River, sommet d'onirisme, prolongement et
aboutissement du déjà très bon The Garden, s'inscrivant par
conséquent dans la première catégorie, les deux pieds dedans.
Rappelant bizarrement le début de Because the Night de Patti Smith –
même singularité vocale sur un lit de notes de piano –, The River
s'enfuit rapidement vers d'autres horizons, et ce dès l'arrivée de la batterie à
0'22". Puis à 0'42", on est déjà à des années lumières, une
autre planète, celle des songes, emporté par le refrain hypnotique, bercé par
cet éclat sensationnel dont se muni parfois la voix de PJ et que l'on peut
retrouver pleinement dans le radieux Horses in my Dreams (présent sur Stories
from the City, Stories from the Sea).
Un courant d'air chaud s'installe en vous avec une douceur ambiguë : climat
cotonneux, vertigineux, quasi-étouffant. On a du mal à respirer, on évolue
difficilement dans cet empire symbolique mais l'on avance quand même droit
devant, jusqu'à la chute (2'54" : "But he wanted the sun, and I
wanted the whole...") qui ne se termine pas vraiment, nous ouvrant les
yeux sur la conception du couple selon PJ Harvey, pas si différente de celle de
Nina Persson sur son Favourite Game. On se meurt lentement et fatalement
en suivant la rivière, tout simplement parce qu'on y a jeté auparavant sa
souffrance. On ressort de ce morceau avec la nausée, coincé entre deux
mondes... Mais bon, je pourrais décrire chaque sensation avec mes expressions
et mon vocabulaire bidon, ça ne vaudra jamais la version de Polly. Elle a plus que
quiconque les mots pour le dire.
11. No Girl So Sweet
Dans ce track aux faux airs de techno –
l'instru initiale se voit vite
noyée dans tout le reste –, PJ Harvey, outre le fait
d'user d'une belle antiphrase en ce qui concerne le titre donné (la douceur est partout sauf ici), exprime sa frustration née
de l'incompréhension de certains hommes envers elle, au moyen d'une rage
explosive à l'intensité proche de Dry. En somme, un Sheela-Na-Gig
détourné vers des eaux troubles.
Comme si un ovni s'écrasait en plein dans un océan fréquenté par quelques
matelots soi-disant amoureux. L'ovni, c'est évidemment elle (1'04" : "You
came from Heaven is all he said !"). A moins qu'elle ne soit l'océan,
et que les hommes qu'elle croise soient des ovnis...
12. Is This Desire ?
On y arrive à ce morceau qui donne son titre au disque, placé
astucieusement à la toute fin, là où l'on pourrait attendre un dénouement à
toutes les histoires précédentes. Une belle illusion : on se rend vite compte
que les clés fournie par Is This Desire? ouvrent une porte derrière
laquelle des centaines d'autres nous attendent. Is This Desire? est avant
tout une question, qui n'attend pas forcément de réponse. Car il fallait s'en
soucier plus tôt, dès le déroulement de cette sorte de première tentation du Christ
que nous décrit la chanteuse, la tentation de modeler un exemple pour
l'Humanité sans vraiment se soucier de l'avis du Tout-Puissant, selon ses
propres désirs, aboutissant à un idéal quelque peu fabriqué, peut-être pas
si exemplaire que cela, le soleil derrière les yeux et non pas devant... "The
sun sets behind his eyes, and Joe said : 'Is this desire ?' "
Voilà pourquoi cette question est si bouleversante, voilà pourquoi la
pochette du CD est autant significative dans sa présentation de deux pages
différentes, deux horizons différents, ayant néanmoins un point commun : le
visage de PJ Harvey, emplie d'une tristesse identique. Ce qui en dit long sur la
question initiale. Et voilà aussi pourquoi chaque personnage côtoyé précédemment
partage la même souffrance, la même tristesse et la même désolation que tous
les autres.
Is This Desire? apparaît
donc sous une lumière blafarde comme l'album le plus tourmenté de miss PJ
Harvey ; en gros, il est pour elle ce que La Dernière Tentation du Christ est
pour Martin Scorsese. Autant dire que ce n'est pas trop négligeable.
Dernière crise avant le libéré Stories from the City, Stories from the Sea,
il confirme et précise aussi ce que représente la discographie de l'Anglaise,
à savoir un parfait chemin de croix. Dans Is This Desire?, PJ règle
quelques comptes avec le christianisme, qui restait plus ou moins dans l'ombre
de chacun de ses disques. Ce n'est pas un hasard si le suivant et dernier en
date oublie totalement la religion et brille de mille feux.
Mad Dog, septembre 2001
- Interview de la diva anglaise parue dans les Inrocks,
à l'occasion de la sortie de Is This Desire?- Love, Rage & Good Diseases, le section PJ Harvey de NO SURPRISES