Le Poison d'Avril - Le Franc-Tireur - Le Bavar et le Paria
Place au hors piste

 

 

Avec deux petites années de décalage, voici enfin la page que je consacre aux débuts virulents de La Rumeur, le groupe de rap français le plus maudit de toute la galaxie. En attendant la sortie toute proche d'un premier qui s'annonce déjà mémorable, L'Ombre sur la Mesure.

 

" L'OBJECTIF DE LA RUMEUR EST DE CIRCULER...  PERSONNE N'EST MOINS SOURD QUE CELUI QUI VEUT L'ECOUTER. "

 

Un concept inébranlable

Composé de quatre rappeurs (Ékoué, Hamé, le Bavar et le Paria) et de deux metteurs en son (Kool M et Soul G), La Rumeur prend naissance en 1996, "quelque part peut-être, aux environs de la banlieue ouest." Infiltrant quelques featurings superficiels pour compilation tendance (cf. L-432 en 1997), le groupe prend déjà ses collègues à contre-pied en y glissant des bribes de son propre travail fait dans l'ombre, underground oblige.
En direct de nulle part, tout se fonde alors sur un tas de sable comme dans un titre de DJ Shadow, et comme si la réussite actuelle de La Rumeur avait extirpé ses origines d'une abstraction volatile, d'une pensée bien sentie... en plein dans le mile. D'abord floue, La Rumeur se précise et prend de l'ampleur, jusqu'à devenir plus vraie que les images des infos télévisées. Une plaisanterie de mauvais goût tournée au vinaigre, à la révélation grinçante. Quelques gouttes d'arsenic dans l'aquarium et l'on observe ceux qui restent, et ceux qui tombent. Il n'y avait plus que ça à faire.
Bref, on l'aura compris, La Rumeur est un concept assassin car intouchable, et intouchable car invisible, immatériel. Un formidable coup monté, à part entière : "Je suis le putain de faux contact, l'imposteur du mouvement, la bombe aérosol qui fait des graffs en postillonnant... L'homme qui ne se décrit pas, qu'on ne voit pas." Le terrain de jeu – ou champ de bataille – est établi : La Rumeur n'a pas de limites, puisque son seul but est de circuler.

 

Poètes maudits

Qu'on se le dise, La Rumeur possède des textes à faire passer Bruno Mégret pour un étranger. Maître d'une langue idéalement outillée pour cracher sa rage soutenue dans la sono, le collectif parisien a immédiatement fait figure d'exception dans l'univers incohérent et mal pensé (le rap se dit anti-système, mais cela ne l'empêche pas de bourrer son paysage de bagnoles de luxe, fringues de marque et portables dernier cri...) qu'a longtemps été le hip-hop hexagonal. "La Rumeur, c'est flou, peut-être bien que c'est fait exprès / Tu me connais, je me planque derrière, je protège mes arrières, mes virements de comptes bancaires, mes grosses paires de Nike Air (...) Apparaître le mois possible pour moins passer pour un con / Les autres le feront à ma place, se chargeront de ma promotion." En ovni clairement menaçant mais à l'objectif plutôt flou, La Rumeur plante en réalité deux fois sa plume empoisonnée pour le prix d'une.
D'une part, ces gars-là n'ont aucun mal à se manger tout cru les innombrables clowns excités du milieu, dont le succès éphémère ne tient qu'au bon vouloir de ce fameux système français qu'ils croient niquer sans cesse, alors qu'ils font eux-même partie de ses pantins les mieux articulés. "Pas de 'yo represent' dans mes textes / Je représente juste l'éducation que m'a donnée mon père et elle est déjà assez complexe..." En se refusant à tout ego-trip dégoulinant (= festival de lourdeur rapologique, où le rappeur monopolise un couplet entier qu'il remplit de frime à ras-bord), Ékoué par exemple se met ici à dos toute une flopée de gens qui ont une définition du hip-hop différente de la sienne. Un parti pris, bien sûr... mais c'est là tout l'intérêt.
Inévitablement convoité par les uns, ce précieux sens de la rime se fait redoutable matière à trépas pour d'autres, à savoir leurs ennemis (nombreux). Car c'est bien joli d'avoir du talent et une belle idée de concept, mais encore faut-il que le contenu suive et tienne la route. Aucun souci : comme vous devez vous en douter, La Rumeur ne rate pas son rendez-vous avec son propos, loin de là. Et bien que l'humeur ne soit pas beaucoup plus à la fête qu'un bon gros Idéal J époque Le Combat Continue, il existe un gouffre énorme entre les deux : La Rumeur ne connaît pas la paranoïa, ou au pire elle la reconnaît (cf. Le Pire, justement). Le résultat est net et sans bavure, et la vérité rase un peu plus les murs bancals de chaque nouveau morceau. On atteint à ce propos quelques constats frigorifiants de pessimisme et de lucidité, en particulier sur le deuxième volet sorti, Le Franc-Tireur. Voici d'ailleurs un petit aperçu de ce maxi, extrait de On m'a demandé d'oublier, criant des injustices enfouies sous la poussière d'un fond sonore en sourdine :

On m'a demandé d'oublier
La crasse de cervelle au détour
De plus d'un de leurs discours,
Où le bruit et l'odeur émanent en vapeur
De nos races moribondes,
Où Marianne ne peut recueillir toute la misère du monde
Quand sa main droite affame le sud et l'assiste à creuser sa propre tombe.
(...)
Ailleurs mes frères écopent de peines alourdies, et oui,
Les trafics crépusculaires ne profitent jamais aux petits,
Un orteil dans l'extrême et c'est toute la jambe qui suit ;
Morfle si tu viens de t'y mettre,
Il pleut averse des lambeaux d'infamies sur nos êtres.

L'infamie perce et laisse des trous,
Faudrait-il garder la mémoire à genoux...

 

Place au hors-piste

Sortis consécutivement et respectivement en 1997, 1998 et 1999, les trois maxis-vinyle Le Poison d'Avril, Le Franc-tireur et Le Bavar et le Paria peuvent s'interpréter comme l'ouverture officielle d'une voie alternative dans l'histoire encore toute fraîche du rap français. Les six rats de La Rumeur ne sont toutefois pas les premiers à s'y être engouffrés avec intelligence : le sillon avait déjà été entrepris de creuser par Fabe et sa Sred Connexion, chez qui l'on retrouvait une vision des choses comparable à celle de La Rumeur, ainsi qu'une volonté identique de rester underground. Depuis, de nouveaux arrivants tels que Rocé ont prouvé que le hip-hop français ne courrait plus à sa perte, loin de là...
Mais c'est en 97, avec l'arrivée inattendue d'un premier volet finement mis en boîte et signé
Ékoué au micro, que l'on se dit de suite qu'un pas a été franchi, un pas de côté qui déblaye pour de bon un chemin ouvert sur un propos enfin pertinent, voire corrosif. Ne cédant jamais aux caprices faciles du gars de cité qui se révolte dans le vent, Ékoué se pose avec assurance sur des samples vieillots de rythm'n'blues cassés par des beats old-school... Même si ce Poison d'Avril est avant tout là pour planter le décor et définir le concept (magistralement sur Le Coup Monté et Personne n'est moins sourd), on capte aussi les vapeurs d'un indéniable et remarquable climat d'introspection, comme sur le crispé Blessé dans mon Ego où le rappeur décrit les effets nocifs de l'immigration sur sa propre identité ("Ici ou là le même schéma, le même statu-quo / Perdu le cul entre deux chaises, seul face à mon ego"), ou bien sur le plus mélancolique Du Déclin au Défi, qui compte malgré tout échapper à la noyade banalisée ("Du déclin au défi, voilà ce que j'aurais appris au moins, en vingt et une années dans un pays qui n'est pas le mien.").
Sur le deuxième volet, Le Franc-tireur, c'est Mohammed "Hamé" qui se colle au premier plan. On prend les mêmes ingrédients sonores (bien qu'un chouia d'influences arabes se ressente) mais l'on change de mains, donc une autre personnalité, une autre empreinte s'immisçant dans notre stéréo. On lève la tête (sourcils plus froncés que jamais) et l'on modifie en conséquences les objets de notre regard, élargissant considérablement le champ de vision. En franc-tireur de profession, Hamé pose son viseur là où il faut et vient remuer le scalpel dans le trou de balle de ses victimes... Débutant par une entrée en matière de génie, qui passe en revue et au cas par cas tout un petit monde avec ses motivations et ses obligations (cherchez où vous vous situez dans cette jungle), l'ensemble ressemble à une ascension presque morbide mais bien lucide vers une horreur sourde et admise. Le dernier morceau en devient même écœurant ("Plus que ça à faire, je n'ai plus que ça à faire / Extirper des lettres embrasées de mes viscères / Plus que ça à faire, je n'ai plus que ça à faire / Cultiver l'art et la manière de faire chier et déplaire..."). Pari réussi !
Le dernier volet de la trilogie met en scène les deux autres composantes du groupe. Je ne pourrai cependant pas vous en dire plus, puisque je ne suis jamais parvenu à me le procurer, faute de temps et de persévérance... Mais, enthousiaste, je dirai qu'il est aussi bon que les deux premiers (ou presque...?).


Mad Dog, avril 2002