A Bord du N 333
On ne vous mène pas en bateau
En 1997, l'album de Mr R sortait
de la tombe ou plutôt établissait la résurrection du MA3, trop vite enterré
à la suite du très moyen 3X Plus Efficace des 2Bal/2Neg, et cédait au
passage une seconde petite genèse à tout le rap français. Alors quand on a su
que l'album des Ad'Hoc-1, autre pilier du Ménage composé de Philo et Mah-Jong,
était en préparation, on était forcément un brin impatient.
Mais une question se posait, impossible de l'ignorer et de poursuivre l'attente
sans la voir : A Bord du N 333 constituera-t-il un choc similaire à Au
Commencement ? Et puis Juin 98 a mis le temps mais a fini par se décider à
arriver ; on avait la réponse. Car on savait pertinemment qu'un choc ne
s'accompagne pas nécessairement de violence et que la diversité est un excellent défaut.
Et le Ménage à Trois n'abrite pas que de la violence et possède
d'excellents défauts.
1. Intro - Ad'Hoc Mène la
Barre
C'est G-Kill des 2 Bal qui s'occupe ici de l'entrée en matière de
l'album jusqu'à 1'10". Cette introduction fait écho à celle d'Au Commencement de
Mr R l'année précédente, on y entendait en ouverture la même sorte de
cri de guerre de G-Kill. Toutefois, si l'intro de Mr R s'apparentait plus à
un délire familial qu'à autre chose, celle de Ad'Hoc-1 pourrait bien être
l'accueil de l'auditeur à bord du Navire 333 : les membres du MA3 ont
laissé G-Kill en solo (mais pas à la dérive), qui fait la présentation
de l'équipage, deux hommes, les capitaines Philo et Mah-Jong. A l'arrière,
on entend le bruit des vagues déchaînées se heurtant à la coque du
bateau : temps orageux, air malsain - temps de chien.
Et le disque débute ainsi, au milieu d'un désordre qui annonce non pas la
couleur de l'album, mais la couleur de l'horizon décrit par l'album. Une
mer désordonnée, parcourue de bouées à n'en plus finir et d'un navire "à
contre-courant, qui n'avance pas, recule", "nouveau
Titanic"... Les repères sont posés : un océan malade de folie et
d'ivresse (n'oubliez pas que nous sommes chez les pirates :-), ultime
métaphore de notre société, et un bateau solide et déterminé lâché en
plein dedans avec jumelles sur l'horizon, image du hip-hop du MA3 et pas du
hip-hop tout court. Les présentations (très astucieuses) étant faites, on
peut à présent passer à la suite : A Bord du N 333, le point où
l'analyse entière va s'établir, une analyse toute neuve qui sent bon l'air
frais de l'océan.
A 1'10", la piste passe le relais au premier morceau, Ad'Hoc Mène
la Barre, repris sur le second opus du groupe intitulé Musique du
Monde, qui s'ouvre quant à lui sur On Lâchera Pas la Barre.
Comme l'indique clairement le refrain ("Ad'Hoc mène la barre, met
le cap sur Paris / Larguez les amarres, nous glissons sur le parvis !"),
ce morceau se veut une petite visite guidée de la capitale française. Dans
le premier couplet, Philo passe en revue divers coins parisiens, le métro
et les contrôleurs, Châtelet et les cailleras, la Tour Effel et les
touristes, la rapidité de passage et d'enchaînement sans transition sur
chaque endroit et chaque cas peignant un tableau dynamique et brouillon, en
même temps de suggérer une certaine folie normalisée, dans laquelle Philo
ne sait pas vraiment où donner de la tête.
Mais ce Paris, on le connaît. C'est pourquoi le deuxième couplet se
décide à calmer le jeu et à ralentir sur la nuit parisienne et son aspect
mystique de prime abord, avant d'en arriver à une conclusion plus sombre et
plus précise, le tout dépeint par Mah-Jong, ce qui aboutit à un contraste
avec la vision souvent embellie que l'on porte sur cette ville ("On
dit qu'à Paris, y a beaucoup de monuments / Moi j'vois beaucoup plus de
flics qu'autre chose en ce moment" dit Philo à 3'50"). A la
fin, Mah-Jong termine en assurant que la capitale court à la dérive et se
voit peu à peu inondée. Seule solution envisageable, seul échappatoire
possible : se forger une plus grosse mâchoire pour éviter la noyade,
parcourir les flots parisiens en tant que requin et non en dauphin.
2. Panique à Bord du N 333
On s'en était déjà rendu compte sur la piste qui précède et on s'en
rend compte en ouverture de celle-ci : la composition musicale est
particulièrement bien soignée. Rien d'étonnant puisque tout comme sur Au
Commencement, c'est Black Mozart qui s'occupe du son. On connaît sa
réputation actuelle dans le hip-hop français : il est avec DJ Mehdi et
peut-être DJ Logilo le compositeur français le plus talentueux et le plus
réputé. On devine sur cet album son intuition particulièrement efficace
pour trouver le bon feeling, assimiler la bonne image sonore aux groupes
pour lesquels il produit - et Dieu sait qu'ils sont différents,
stylistiquement parlant. Ici, même si le sujet reste finalement peu
original ou en tout cas moins que la visite de Paname (sans doute un morceau
rajouté au dernier moment histoire d'arriver à douze), malgré le mélange
concret/abstrait toujours plaisant auquel aboutit le passage de l'évocation
de problèmes et phénomènes sociaux bien réels au travers de l'image
métaphorique du navire, Panique à Bord du N 333 est bel et bien
sauvé par sa musique qui lui donne une atmosphère trop singulière et
travaillée pour passer inaperçue, ce qui le force à se placer d'office
sous le signe mérité des originaux, et tout le reste de l'album avec. Tout
ça grâce à cet homme :
3. Puits Défendu
Ouf, nous voilà enfin entrés dans un track bien préparé, à la
structure très pro et même plus que ça (cf. le tout dernier couplet-bonus
qui surgit là où on ne l'attend pas, à 2'40"). Et
surtout des rimes travaillées, à la hauteur (montagneuse) de la musique.
Le thème, qui a rarement été aussi habilement abordé, c'est la
prétention. Il ne s'agit pas sur Puits Défendu de dire "moi
je nique les faux mc's" histoire de masquer l'inconsistance
thématique et donc intellectuelle qui caractérise ceux qui en sont les
auteurs et leurs morceaux, mais de prendre le problème dans le bon sens (à
contre-courant) en partant du plus large (la nature humaine avec "L'homme
est né poussière, il retournera poussière / Eh gars, où as-tu vu un
simple homme naître gangster ?"), histoire de se ramener à un
phénomène de société concret et de faire admettre que la flambe est un
instinct bien humain, mais aussi contrôlable ; par conséquent, celui qui
se laisse dominé par cet aspect malsain - ce qui est une forme de faiblesse
- court à sa propre perte ("Tu flambes trop nigaud, est-ce
nécessaire ? / Trop jouer au chaud t'amèneras un jour au cimetière (...)
Tu veux prouver quoi à qui ? / La flambe est une maladie", balance
le Philosophe dès le premier couplet).
4. Confiance featuring
G-Kill
Là encore, on a affaire à une maîtrise totale, du côté des lyrics comme
du côté du son. La musique alterne entre le sample-nature caractéristique
et le même sample sous diverses formes, parfois avec écho, parfois plus
grave ou parfois plus sourd. A certains moments, le beat semble être seul derrière
les voix mais il n'en est rien, auquel cas il n'y aurait aucun intérêt.
Pour entendre un tel résultat, penchez-vous plutôt sur le pitoyable Gladiator,
qui organise un duel "aux sommets" (tsss...) entre Jacky et Lord
Kossity, tellement peu intéressant que ça en devient franchement poilant
(cf. des références cinématographiques d'un mauvais goût rarement
atteint, telles que l'apparition honteuse du nom "Jacky Brown"
dans le clip puant, qui met en scène des effets spéciaux tout moisis
en prime et qui se termine sur l'apogée déprimante "LA SUITE SUR LES ÉCRANS"
; ces gens-là n'ont vraiment peur de rien, les pauvres, il n'y a pas de daube
plus appropriée).
Sur Confiance, tout comme sur la piste précédente et tout comme sur
la suivante d'ailleurs, Black Mo' joue sur la transparence des sons, effet
subtil mais qui fait la différence. C'est effectivement grâce à cela -
avec bien sûr le sample lui-même - que ce CD semble posséder une âme,
une sagesse, que l'on ne retrouve malheureusement pas sur le dernier Musique
du Monde. Peut-être aussi que les thèmes abordés restent plus hors du
commun, ce qui ne veut pas dire que les Ad'Hoc-1 tapent totalement dans
l'inédit comme les Puzzle le font avec leur révolutionnaire J'vais
Changer. Mais il reste que dans A Bord du N333, Philo et
Mah-Jong s'en tiennent constamment au même schéma, à savoir de
parler d'une chose abstraite, symbolique (d'où des samples aux tendances
spirituelles), pour en venir à des cas particuliers qui illustrent le sujet
(seule vraie exception, Criminalité, une chronique percutante de...
vous savez quoi).
Enfin, il ne faudrait surtout pas omettre de rendre un hommage au couplet
introducteur de Philo, qui brosse ce sentiment peu à peu souillé et
aujourd'hui inexistant selon lui sur près d'une minute entière, rythmé
d'un joli festival de rimes. Cliquez-ici pour le lire.
5. Jumelles sur l'Horizon
On retrouve à nouveau la magie sonore qui fait la force du CD. Ce
morceau, c'est la douceur même : si l'on devait peindre une représentation
picturale de cette alchimie parfaite, on aboutirait sans doute à la surface
d'une eau profonde, légère et limpide, vue de front (le sample), juste
animée par de lointaines vibrations provoquées par des battements
souterrains (le beat), le tout marqué par un jeu somptueux entre reflets et
luminosité... ce qui, je vous l'accorde, serait d'un compliqué
particulièrement vache à reproduire. Nous allons donc abandonner cette
lourde tâche et nous contenter de la potion sonore magique concoctée par
Black Mozart. Ce que l'on retiendra surtout, c'est que ce son se situe à
des années lumière des premières instrus hip-hop des 80's, festives et
primaires.
Ici, bien que le thème ne soit pas nouveau, l'approche est
particulièrement juste et explicite, ce qui ne serait pas sans le calme et
la lucidité qui caractérise l'ensemble du disque. Entièrement développé
par Philo (Mah-Jong se contentant ici du refrain), le sujet traite d'abord
des préjugés sociaux et raciaux, puis de la difficulté pour la jeunesse
défavorisée de se faire une place autre que celle prédestinée par la
société, avant de terminer sur quelques conseils du rappeur qui suggèrent
l'existence d'une possibilité de sortie à la merde, malgré tout. Ainsi,
des lyrics d'une rare justesse voient le jour : "J'ai une
étiquette collée derrière, qui ne peut s'enlever / J'ai l'air d'un
lascar, gangster, titulaire d'un simple BEP / L'apparence trompe tu sais,
l'apparence n'est pas ce qu'elle est" (0'22"), "Je
rappe avec la troisième vision / Personne ne bloque notre ascension car
pure est la conception / Ma couleur de peau guide mon destin, c'est mon
impression (1'42") (...) Pendant que Jean-Jacques, à la fac,
roule en Cadillac, moi je suis bon pour faire du sport et chanter dans les
bacs" (2'03"), "Je pense, mon regard est dirigé
vers de nouveaux horizons / Regarde par ce rap car il est la fenêtre de ma
raison" (3'12").
6. Hurlement featuring
MA3
Accrochez-vous à ce que vous pouvez (mais votre faible souris me paraît
une bien mauvaise idée), car voici certainement le morceau le plus géant
du MA3, mieux que Les Cowboys de l'an 2000, mieux que Verset III.
Et voici certainement l'instru la plus géniale, la plus magistrale que le
hip-hop ai jamais maniée.
Le plus admirable reste sans aucun doute toute la première minute, d'une
perfection absolue. Tout d'abord, le sample concocté - qui s'apparente à
un extrait de la bande originale d'un film historique (qui s'intitulerait
sans hésitation A Bord du N 333 et dont l'affiche serait la pochette
du CD), pioché juste après la défaite et juste avant la revanche épique
et sanglante, ultime bataille décisive avant l'exploit - est un sommet de
qualité, qui met une grande claque à tous ceux qui pensent créer des
bombes du rap avec deux notes de synthé qui se battent en duel. De plus, le
couplet d'introduction de Philo, une sorte de didascalie installant toute
une mise en scène théâtrale, s'accorde au fil du rasoir avec les amorces
rythmique qui vont et qui viennent, s'arrêtent et repartent, et finissent
par se lancer pour de bon lors de l'arrivée à 0'50" d'un raz-de-marée
de feu, d'une immense vague de flammes : le refrain le plus dévastateur que
je connaisse.
La suite se passe de commentaires, et même si Mr R, Kid Mesa, G-Kill,
Mah-Jong et El Bandido sont plus là dans le but d'étriper le micro
qu'autre chose, ils peuvent largement se le permettre. Dans Hurlement,
la violence n'est pas gratuite, elle est payante.
7. Criminalité
8. Pauvre Garçon
featuring D.O.C.
Dans ce morceau sans refrain qui s'adresse à tous les oubliés du rêve
français (dont je ne fais pas parti, je tiens tout de même à le signaler), on retrouve
D.O.C., à présent disparu des horizons du 3ème Underground pour une
raison que je ne connais pas. On a de quoi le regretter car sa prestation
sur ce track est particulièrement rayonnante de douleur nostalgique, de
sombre moralité mais aussi de brutalité lyrique : "La France est
une pute et je suis son macro / Couche avec ses banlieues, nargue les bleus,
arnaque ses métros..."
Par ailleurs, ce titre est parcouru d'une voix féminine et cristalline qui
énonce douloureusement "pauvre garçon, qui pense au pays",
phrase que l'on pouvait déjà entendre sur l'outro du premier disque de Mr
R (Au Commencement, si vous vous en souvenez bien je ne sais dire que
ça).
9. Division
De loin le morceau le plus sombre de l'album. Le portrait du monde
brossé ici par Ad'Hoc-1 semble entièrement placé sous le signe de la
noirceur la plus totale. Dans Division, tout n'est qu'une question de
pouvoir. Pour résumer brièvement, Dieu créa l'Homme (amour,
amitié, intelligence MAIS haine DONC malhonnêteté, hypocrisie, jalousie,
vengeance), l'Homme créa la bêtise (ambition, argent, pouvoir DONC
conflits, violence, sang). Même si le tout paraît un peu
répétitif (au bout de 4 minutes, on ne sait pas grand chose de plus que
lors des premières paroles), il est certain que ce titre apporte un peu
plus encore à la richesse de l'album, au sein duquel plus on avance, plus
il nous apparaît une même âme sous diverses formes, une variation autour
d'un même thème, non pas celui de la haine en apparence qui excite nombre
de rappeurs, mais celui du pourquoi de la haine. D'où un disque si unique.
10. Conseil de Frère
"La vie n'est pas un fleuve où tu erres paisible, c'est un
tourbillon terrible où tu sers de cible..." Avec une telle
phrase-clé (excellente), ce Conseil de Frère se présente comme une
ultime mise en garde pour échapper à la précédente Division et
ainsi éviter de se vautrer lamentablement en plein dans la bêtise humaine.
11. Braquage featuring Mano-Kid Mesa
12. Où Irons-Nous Après la
Mort ? featuring Ek-Tomb
Le titre de cette outro pose THE question, celle qui vient régulièrement
titiller chaque être humain durant son existence et qui apparaît de
manière plus affirmée selon les cas. Au moyen d'une progression
méthodique (d'abord l'évocation de l'injustice et le côté hasardeux qui
caractérisent le choix de la Mort sur ses victimes, puis le point de vue de
ceux ayant été touchés par le deuil), Philo nous transmet, par sa
dernière phrase qui vient éclaircir le tout ("Toute chose a une
fin, mais la mort en soit n'est pas une fin"), que pour peu que
l'on définisse la mort comme une libération, on peut éviter toute la
tristesse que la mort d'un proche peut causer.
Autrement dit, puisque personne ne peut dire ce qu'il y a véritablement
après cette foutue mort et dans la mesure où le seul outil dont on dispose
est l'imagination humaine, mieux vaut SAVOIR ce que signifie la mort et
ainsi éviter l'ignorance et s'élever au-delà de la simple peur d'être
Homme. Enfin bon c'est ce que j'ai pu en tirer, car il faut avouer que pour
trouver quelque chose de vraiment inédit et astucieux, il faut lire entre
les lignes de ce Où Irons-Nous Après la Mort qui affiche le mérite
du groupe de s'aventurer là encore vers une approche des choses bien
inédite.
Même si l'on pourrait trouver
bien des défauts à ce premier album, tels que la récurrence parfois un
peu lourde des thèmes abordés ou bien l'ambiance très unitaire et
peut-être monotone formée par l'ensemble des instrus, on préfèrera
prétendre que A Bord du N333 innove clairement le terrain lyrique du
rap français par son approche spirituelle et non plus terre-à-terre, et
surprend par la profondeur souvent apaisante de son univers musical unique
en son genre, car de toute manière, c'est la stricte vérité (vous êtes
tout à fait d'accord, cela ne fait aucun doute).
Et même si l'on pourrait trouver au dernier album des Ad'Hoc-1 une plus
grande maturité et un climat éclectique moins répétitif, on préfèrera
prétendre que ce n'est qu'une progression très moyenne, une perte relative
de leurs vraies valeurs dans des styles plus en vogue et somme toute moins
intéressant, privé de toute empreinte purement personnelle. Par ailleurs,
une réédition de A Bord du N333 a vu le jour peu de temps après la
parution de l'original, complémentée de quelques nouveaux titres dont, me
semble-t-il, un featuring avec Shurik'N (du groupe majeur I Am).
Mad Dog, juillet 2001