Puzzle
Ils poussent ça à fond et ça s'entend
Il y a de fortes chances pour que
le nom de Puzzle ne vous dise absolument rien. Mais il n'y a pas de quoi
paniquer, car cet article est justement là pour changer cela (ah bah ça alors
ça tombe à pique hein, qu'est-ce qu'il est bien foutu ce site dis donc :-).
C'est en 1999 que ce groupe formé de quatre rappeurs parisiens - j'ai nommé
Ben, Resha, Tony et Zedoo - sort un 10 titres mémorable après des premières
apparitions underground mais remarquées, sous forme de maxis.
Il est produit par Logilo qui se charge ici de la totalité des sons, et qui
s'était déjà forgé une réputation solide dans le milieu des productions
hexagonales grâce à ses nombreuses collaborations pour divers rappeurs (c'est
notamment à lui que l'on doit tous les samples et scratchs de l'excellent Jusqu'à
l'Amour des Sages Poètes de la Rue, 1998). De cette alliance naît un
hip-hop brutal et humoristique, souvent anecdotique, dont la réussite se
justifie par une maîtrise musicale irréprochable et une qualité d'écriture
indéniable, qui vient mettre un sérieux coup de pied au pays des rimes faciles
et brouillonnes sur lequel le rap français a souvent tendance à se reposer.
1. P.U.Z.Z.L.E
Ce premier titre est surtout là pour annoncer la couleur. "L'avenir
s'écrit en six lettres : Puzzle !", nous dit-il énergiquement sur un air
rétro. Au moyen de douze chapitres, le groupe survole en gros tous les sujets
qu'ils vont par la suite développer dans les autres morceaux, douze passages
par conséquent très brefs sur politique, réussite sociale, sort/destin,
meufs, grosses têtes dans l'industrie du rap... déjà vu ??? C'est
effectivement ce qu'on pourrait croire en lisant ces lignes, mais il s'avère
que l'approche que Puzzle a vis-à-vis de ces thèmes diffère radicalement de
tout ce vous avez pu entendre jusqu'à maintenant.
Le fond et la forme subissent alors un erase/rewind complet, que l'on n'attendait
plus dans l'horizon constamment cloné du hip-hop, nourrissant tout le CD d'une grande
originalité. Il n'y a qu'à écouter les premières paroles de Ben, résumant
avec efficacité le contexte même de cet album : "On a décidé de
commencer par là où s'arrêtent les autres, autrement dit on va y mettre du
nôtre afin de rattraper leurs fautes". Le ton est donné, on sait
dorénavant que Puzzle possède un plus que les autres n'ont pas. Quel est-il ?
Eh, patience, gardons-en pour la suite voulez-vous ?!
2. J'ai Jamais Trahi
Sur cette piste, le quatuor exprime son envie de rester underground, de ne
pas se vendre et de rester soi-même, ce qu'il reproche à ses collègues ("Les
autres ? avec le temps, l'argent les a fait changer d'humeur / Leur musique
s'adoucit et meurt", explique Tony dans le refrain). Le tout est
exprimée avec une certaine mélancolie, qui se voit amplifiée par la tristesse
que possède l'air joué par la flûte.
C'est sans doute la raison pour laquelle Puzzle ne tourne pas en boucle sur les
ondes de Skyrock. Mais bon, le thème de la trahison, de rester vrai, etc..., a
déjà été croisé maintes et maintes fois. Et finalement, ce qui rend ce
morceau très bon c'est le reste du CD, c'est-à-dire que sa qualité réside
dans la sincérité des paroles et de la façon d'aborder les sujets, ce qui
saute aux oreilles si l'on s'est approprié l'album entièrement. Peu de groupes
peuvent effectivement se vanter de n'avoir jamais trahi, et quand on a une idée
du nombre de rappeurs qui ont déjà traité le sujet, on se dit - avec une
désolation relative mais vraie - que le rap court bel et bien à la dérive,
non pas commerciale, mais musicale (cf. la conversion légendaire du
"méchant Yannick et la Mafia Trece" en "gentil Yannick et les
Amis Françés").
3. Pousse ça à fond
Voilà du "fat son" comme on aime : un sample de violon bouclé,
un beat lourd et saccadé, un phrasé qui sait par où aller. Toute la
nervosité du groupe parisien-prodige mêlée à son regard critique et ironique
des choses, qui se fait déjà sentir dans certaines paroles géniales, telles
que "Même quand on me propose du piston, j'sais pas si c'est par
conviction ou part esprit de contradiction" (0'27"), "Le
rap a pris des rides, et j'viens lui faire un lifting" (0'53"), ou
bien "Se faire plaisir c'est perdre son temps, alors j'perd mon temps à
me faire plaisir royalement" (1'04"), et une dernière pour la
route : "Pied au plancher, style boulet de canon, j'attrape le succès
par les cheveux parce qu'il viendra pas me chercher" (3'04").
Enfin bon, tout est du même acabit sur ce track purement géant, de la même
manière que le final qui s'en va aussi sèchement et soudainement que le
morceau est arrivé. Avec Pousse ça à fond, Puzzle parvient à créer
un climat aussi sec et brute que le désert hardi que constitue le Dry de
PJ Harvey dans le rock (comparaison douteuse, je sais, c'est n'importe quoi...
mais c'est dire si c'est réussi !!).
4. Échanges de Bons Procédés
feat. Smoothe Da Hustler, Trigga Da Gambler et DV Khrist
5. J'vais Changer
A coup sûr, J'vais Changer se place sans trop de difficulté au tout
premier rang des morceaux humoristiques, quasiment absents du paysage du hip-hop
français. Il y a quelque chose que l'on avait pu croiser dans le premier album
de Doc Gynéco (culte selon moi), intitulé Première Consultation,
dans lequel on goûtait avec plaisir à un second degré léger et intelligent.
Mais Puzzle pousse le procédé à fond (que de jeux de mots :-) en construisant
un morceau uniquement à base d'ironie très recherchée, structurellement
parfait. Dans un style tout autre que l'humour cartoonesque d'ATK sur leur très
drôle Affaire Hot Dog, Ben, Resha, Zedoo et Tony s'occupent chacun d'un
couplet et donnent lieu à un sourire de l'auditeur à chaque nouvelle phrase
grâce au second degré incroyablement inventif dans lequel baigne ce morceau
incontournable. Il me semble que c'est ce qu'on appelle l'inspiration...
Et, plus qu'un "titre marrant", J'vais Changer ouvre mine de rien des
nouvelles portes au rap français, de par son écriture carrée qui lorgne d'un
côté où personne ne s'était aventuré, à l'opposé des éternels récits de
quartier qui n'en finissent plus de tourner en rond, contribuant peu à peu à
tuer cette musique pourtant si intéressante. Explication du groupe : "On
n'aime pas se laisser enfermer dans un style ; dès qu'on voit le ghetto
arriver, on essaye de taper dans autre chose, d'avoir une approche différente.
On reste des individus avant tout et on s'inspire de ça, des gens autour de
nous, et tout le monde se dit "j'vais changer", la vie suit son court
et tu reportes au lendemain." (propos extrait d'une interview parue
dans le mensuel RER, novembre 99)
Juste pour le plaisir, voici des extraits des couplets respectifs des quatre rappeurs, dans l'ordre de leurs apparitions :
J'vais changer de télé, sur
la mienne y'a rien à voir, Des films rasoirs et des émissions qu'ont rien à voir. J'vais changer de chaîne, changer de thème, changer de peine, Changer de problèmes, j'garde juste mon nom Ben, J'vais changer d'envies, et p'têtre changer de vie Enfin... sauf si je change d'avis.
|
J'vais changer de murs, les
miens sont des cloisons ; Avant qu'elles sortent mes voisins fredonnent déjà mes chansons. D'ailleurs j'vais changer de voisins, les miens m'envahissent : "Non j'ai pas de sel, de poivre, ni aucun épice !" (...) J'vais changer de monnaie, bientôt c'est l'euro, Cool ! mon compte passe de zéro à zéro virgule zéro euros.
|
J'vais changer de signe
astrologique, Hier j'ai fait mon thème astrale et on m'a prédit une année Catastrophique. (...) J'vais changer de nom, m'auto-kidnapper, attendre la rançon, Assis sur mon canapé à la maison. |
J'vais changer de miroir, le
mien n'est pas beau à voir, Ca me fout l'cafard chaque fois qu'il croise mon regard ! J'vais changer de balance, la mienne a pris du poids, Me demande pas pourquoi, autour de moi rien ne va ! (...) J'vais changer de disque, le mien est rayé... |
6. Reste Sport
"Un nouveau titre, un nouveau classique, une nouvelle raison pour
les bites d'arrêter de sortir des disques ! (de merde)" Avec Reste
Sport, Puzzle donne une petite leçon artistique à tous ceux qui ont crus
(un beau jour où ils ont aperçu leurs gueules sur M6) qu'ils avaient du
talent. Quel chef-d'œuvre du rap ! Un excellent sample rempli de dynamisme et
parcouru de quelques crépitements hérités d'un vieux vinyle, et surtout,
SURTOUT, des putains de textes géniaux sous formes d'anecdotes quotidiennes
délirantes et sacrément bien racontées, qui les rapprochent quelque part du
style d'écriture libre mais un peu brouillon des Sages Po', et les placent par
conséquent en première position, leurs lyrics étant toujours aussi
magnifiquement structurés et parfaitement maîtrisés.
Je ne vais pas m'embêter à résumer le principe du morceau, car je ne le
ferais jamais aussi clairement que Ben à 1'40" : "Laisse-moi être
le prof de gym que t'as jamais eu / Je t'emmène dans le plus grand stade que
t'ais jamais vu ! Ma ville, ses rues, ses avenues, ses arrondissements / Pour
moi, cette ville, c'est un grand parcours du combattant !". A partir de
cette mini-théorie qui sert de base au morceau, le groupe va organisé une
petite histoire à priori dénuée d'intérêt, mais qui va s'avérer être un
enchantement à suivre, puisque chaque action qui la constitue se voit connotée
dans le contexte sportif avec une ironie supra-méga-géniale (vous m'excuserez,
j'ai un mot sur le bout de la langue qui caractériserait au mieux cette ironie,
mais ce fumier ne veut pas venir donc je suis obligé de le remplacer par un
adjectif bien pourrave, qui a néanmoins l'avantage de dire ce qu'il veut dire
:-).
Mention spéciale au couplet final absolument excellent, celui de Resha, qui
clos le track en beauté. Cliquez ici
pour le lire (quel privilège)...
7. Le Tour du Monde en 80 Mesures
En 80 mesures (ouh la la je m'avance là), Resha, Tony, Ben
et Zedoo dressent un état des lieux sombre et efficace, non pas sur le Monde
comme l'avance un peu trop fièrement le titre, mais sur la jeunesse française
miséreuse telle qu'ils la voient, en s'appuyant sur leur propre expérience.
Ils nous rappellent de ce fait que leur point de vue reste essentiel et que
c'est à partir de celui-ci que devrait débuter tout raisonnement sur le
problème (1'39" : "... L'opinion des gens qui ne savent pas et qui
s'emmêlent / L'opinion des gens qui s'enferment, dans leur dédain / On ne voit
que ce qu'on veut voir quand on voit de loin"). Le hic, c'est que ceux
qui prennent le point de vue en question au sérieux sont des gens qui chient
sur la politique (pour rester poli) et qui n'ont par conséquent aucune chance
de changer quoi que ce soit dans ce domaine... Comme moi.
De ce constat froid, le morceau va subir un élargissement thématique visant à
en chercher les éventuelles raisons : la justice injuste ("Il paraît
qu'on a tous les mêmes droits devant la justice et pourtant, vendre du shit c'est plus risqué que de s'appeler Maurice Papon / Ca doit dépendre des
relations, ou y a une date de préemption / Parce que cinquante ans plus tard,
on sent plus l'odeur des camps de concentration", lâche Ben à
1'57"), puis la culture de l'incommunication qui prend ses racines dès
l'éducation ("Enfance : le stade où tu la fermes et t'écoutes /
Adolescence : le stade où tu l'ouvres et personne ne t'écoute",
continue-t-il à 2'19"). Tout ça sur un excellent sample lugubre style
piano-bar.
8. J'Rap Comme Si J'allais Mourir Demain
9. Le Soleil me Promet la Lune
Le must de l'album ? Le must de l'année ?? Le must de la décennie ??? Le
must du hip-hop français ?!?!?! Non, restons modeste : Le Soleil me Promet
la Lune est un chef-d'œuvre de lyrisme, d'originalité et d'ironie (oui car
j'aurais pu dire bien plus, j'aurais pu dire que Le Soleil me Promet la Lune
surpasse Jackie Brown, Stories from the City, Stories from the Sea
et Blade Runner réunis, toujours bien garder ça en tête :-).
Alors c'est l'histoire d'un dimanche matin du Puzzle sur la Terre, contée
successivement par les quatre membres du groupe. C'est Resha qui se charge de
l'ouverture, annonçant le ton qui restera empreint d'une touche d'inconsistance
thématique durant les quatre minutes de pure anthologie qui suivent : "Tout
commence par une fin d'soirée bien arosée / J'crois qu'il temps d'rentrer
avant que j'ai les yeux carrés / Après dix heures de vagabondage au fond du
lit, vengeance furieuse sur l'oreiller ! Putain qu'c'est dur d'se réveiller
!". On est donc transbahuté avec étonnement dans une piaule perdue
d'un hôtel quelconque, qui pourrait d'ailleurs être comparée - avec un peu
d'imagination - à l'une de celles que nous décrit Jim Jarmush dans son
mystérieux Mistery Train (au hasard, celle occupée par les trois
glandus qui font accidentellement joujou avec un flingue, après quoi le pauvre
Steve Buscemi se retrouve avec un trou dans le genou :-).
L'action ? Et bah rien de spécial, vous vous êtes déjà retrouver comme ça,
largué(e) sur la Terre un dimanche matin, non ?! Les mecs se lèvent à 14h du
mat', il n'y a plus d'eau chaude dans la douche, "le réveil se met à
sonner comme pour me rappeler que j'ai affaire / Mais dis-moi, y a quoi à faire
un dimanche matin sur la Terre ? / A part finir un mégot qui s'ennuie dans le
cendrier, ou un fond de coca en s'demandant où les bulles sont
passées..." (1'22"). Et dans l'air plane ainsi une incroyable
sensation de matinée classique, de quotidien lourd et morne, dénué de toute
forme d'intérêt quelconque, le vide total quoi... Et quand arrive finalement
le couplet génial de Zedoo, on se situe à un point où seule la musique ou le
cinéma - et la Vie bien entendu - peut nous amener, un point con et stupide à
la fois, là, voilà, ici, perdu en plein dans le mystère de l'existence. Cliquez
ici pour comprendre ce que je veux dire.
Commentaires du groupe sur ce morceau culte : "C'est notre manière de
vivre, on a essayé de faire une autocritique, mais avec le sourire. Le Soleil
me promet la Lune, c'est pour dire "qu'est-ce que l'avenir nous promet
?" Pourquoi on fait les choses ? Pourquoi tu te lèves le matin quand tu
dois taffer ? C'est regarder sa situation de super haut et voir qu'elle ne vaut
rien, comme un naufragé. Au final ça vaut quand même quelque chose, c'est ce
qui est fou." Bon, puisqu'on est dans le vif du sujet, je vous
conseille de lire la chronique d'Edwood intitulée Que faire de son Existence
?, ça risque de vous plaire...
10. J'ai Jamais Trahi - Remix
Ce premier album de Puzzle représente un
vrai tournant que l'on était en droit d'attendre dans le rap français. Ou au
contraire, c'est une sorte de rétablissement de situation forcé vers un hip-hop vif aux
lyrics sophistiqués et intelligents, à l'heure où la déviation commerciale
vers l'argent et la facilité se fait sentir plus fortement de jour en jour. Un
souffle inespéré pris parmi les clichés laborieux dont se nourrissent
désormais 90% des groupes de l'hexagone. Mais bon on ne peut pas leur en
vouloir hein, ils vendent (snif)...
A la suite d'une telle révélation, on attend bien sûr un nouvel opus avec
impatience, une nouvelle occasion de vanter les mérites du groupe et de son
écriture visionnaire et décalée. Et là je fais un tour sur logiloprod.com et je vois,
surprise, qu'un second album en cours d'enregistrement est prévu pour la fin
2001... Fichtre !
Mad Dog, juin 2001
- Pour retrouver Puzzle et les autres prods de DJ Logilo :