Ceci n'est pas un disque
Le groupe qui tue le rap français, puis le rachète
Loin des enfantillages usants du Saïan Supa Crew, les trois petits hommes verts de TTC (respectivement Tido, Teki Latex et Cuizinier) ont su immédiatement se démarquer de la masse molle et bêtement conformiste dont est constituée à 99% le rap français, en pointant les spots destroy du label anglais Big Dada sur leur univers aussi convulsif que créatif. Une perle révélatrice remplie de petits délires corrosifs, d'ironie assassine et de sons cascadeurs.
On les avait entendus, au hasard
d'une promenade le long de la bande FM, de passage sur Générations 88.2.
N'importe quoi : à l'occasion d'un freestyle disloqué, sorte de présentation broussailleuse
du groupe, on pouvait entendre, entre autres propos tordus, la recette complète
des steaks cuits à point étape par étape, ainsi que les menaces virulentes
d'un clown dopé, qui avait manifestement abandonné ses gentils numéros pour
les gosses depuis belle lurette. N'importe quoi, donc. Par conséquent,
terriblement rafraîchissant. Une douche froide, même. Un marteau sur la tête,
avec les petits ziozios qui font la ronde au-dessus de nous. Et puis, plus rien.
Il a fallu attendre 2-3 ans pour avoir de réjouissantes nouvelles, et un obus
nommé Association gens normals featuring Svinkels (orthographe à
vérifier), un groupe punk hexagonal pas beaucoup mieux fagoté.
Après quoi l'année 2002 est arrivée, un peu plus tôt que prévu, avec les
sujets d'un bac mielleux sous un bras, et l'album de TTC sous l'autre. Dans les
deux cas, ça valait la peine de venir. C'est peut-être même grâce à ce
disque précieux que j'ai eu mon bac. Mais de cela en particulier, on s'en tape
bien fort (de façon pas trop masochiste je l'espère), alors intéressons-nous
plutôt à ce qui nous intéresse (bonne idée) : Ceci n'est pas un disque est
un disque qui n'en est pas vraiment un, mais en vrai c'en est quand même un, et
ce titre brillamment très con est principalement là pour annoncer les rafales
de non-sens qui s'abattront bien assez tôt sur l'auditeur en mal de repères.
Et ça commence dès le premier
morceau, l'épatant Nonscience (pas besoin d'en dire davantage, c'est
assez parlant). Sur une instru festive, entrecoupée de breaks soudains et
dégainant guitares disco par à-coups, le trio farceur débite ses textes non
identifiés à un rythme de dingue. "Le stimorol, à l'haleine ;
la fraîcheur, à la femme ; le cabaret, à l'acteur ; le sucre, à la canne
!" "Je sais que je ne sais rien mais je le sais, et pas toi
!" "Des strings, de la huit, des piercings, des gouines, un bon
smatch de Patrick Ewing" "Nonscience : science du non-sens,
contraire de la conscience, connaissance de l'inconscient, oh ! ma pupille se
dilate, mes tympans éclatent, ma conception du monde s'échappe !"
Structure éclatée, couplets déconstruits et absurdité carnassière sont
au sommaire de cette programmation brouillonne et vide d'intérêt de prime
abord. Heureusement et bien évidemment, il n'en sera rien et tout le reste du
CD sera de la même trempe, pour le bonheur des téméraires.
Dans l'ordre : Teki Latex, Tido et Cuizinier
Si l'addition de paroles clairement
fantaisistes et de musiques affranchies de toute linéarité – du hip-hop
électronique franchement dévergondé – peut paraître futile, ne misant que
sur un joyeux goût du délire et basta, c'est que l'esprit a sans doute besoin
d'une phase d'adaptation à tant de dépaysement. Car il est préalablement
nécessaire de se laisser prendre au jeu de nos trois spécimens, et d'accepter
ce bouleversement radical des règles du hip-hop à papa, et de la musique en
général. C'est ainsi que l'on pourra au mieux découvrir et apprécier un art
qu'ils maîtrisent à merveille, celui de la déconfiture organisée, d'une
démence qui n'est que de façade et derrière laquelle explose une vision
drôle, décalée et très personnelle de notre société qui n'est d'ailleurs pas
sans rappeler celle des Monty Python (tous registres conservés).
TTC pratique un rap aux bases très conceptuelles, souvent cartoonesques et
imagées, entraînant des implications sous-jacentes, des sous-entendus
tranchants comme une scie coupeuse de bras (cf. le génial Reconstitution,
qui prend la forme d'un magma de flash-back fulgurants, tous articulés autour
d'un même fait divers sordide – un hybride musical entre Pulp Fiction et
Memento). C'est précisément de cette manière que se forge la
pertinence rare qui caractérise les textes de ce trio venu de partout et nulle
part (c'est-à-dire de Paris). Citons les exemples tout à fait percutants de Toi-même
et De Pauvres Riches : le premier piétine avec hargne les faux MC's qui
se disent eux-même piétiner les faux MC's alors qu'ils sont seuls devant le
miroir, et le second dénonce quant à lui la démesure concernant la mode qui
s'est construite autour des cités, et ce avec une ironie de très bon goût pour
les uns, et fort méprisante pour les autres (les cibles = les yo !! ah,
qu'est-ce que je l'aime ce groupe...).
Autre preuve de leur humour d'exception,
qui ferait passer avec une certaine hospitalité Michel Mullër pour un gland
humain (chose qui n'est cependant pas tant éloignée de la réalité que cela),
l'admirablement touffu et irrésistible Subway, où cette fois les trois
rappeurs se mettent à personnifier chacun leur tour un élément-clé du
métro. A l'issue de ce bijou ludique et (auto)critique, on pourra dorénavant
se vanter de connaître les pensées les plus intimes d'un rail, d'un wagon et
d'une galerie souterraine. Barré, éclatant, géant.
Ailleurs, rien n'est jamais trop tordu pour déclencher le fou rire, comme dans
l'hilarant Teste Ta Compréhension, où les Parisiens se livrent à un
ambitieux exercice de style en faisant une variation de significations autour
des initiales TTC ("Turbulents mais Talentueusement Concentrés (...) T'inquiète
pas s'il y a des Thermites dans ton Corridor, bref, Tranquille comme un Toréador
dans une Corrida, on se diffuse dans Tout ton Territoire comme le Choléra (...)
On Traumatise les Tasspées trop Connasses, Toi Tu finiras Crucifiée avec un
Testicule Transplanté dans ton Colon, ou Toute ta Tête Compressée par un Tyrannosaure
Terriblement Constipé ; Tribulations d'un Tueur en série normalement
Constitué, jette ton Teuchi dans les Toilettes avant de te le faire Confisquer
; Terrine de Tourterelle en Conserve, le Thème de ce Texte est Construit selon
une Technique Taractérstique Commune !" Heu... il a triché sur la
fin, là, non ?
Tandis que d'autres morceaux
imposent une lucidité et une sensibilité bel et bien touchantes, sans pour
autant dévier de la route initiale (hors des sentiers battus). En particulier, Pollutions
et son beat toussotant, enregistré en compagnie de La Caution, se paye le
luxe de rester à l'heure d'un festival d'images caricaturales tout en traçant une belle
parallèle entre la pollution physique telle qu'on la connaît et la pollution
généralisée des esprits. "Des nuages toxiques se déplacent tels des
montgolfières, des ballons dirigeables remplis, débordants non pas d'hélium
mais d'un nombre incommensurable de pensées négatives se dispersant. La
pollution ce n'est pas le diesel, ce sont les ondes de ton cellulaire ; hépatite
de l'insomnie due à ton univers antipathique, cette pute qui t'astique la bite
au passé douteux, affaire classée. Ne regarde pas derrière, car hier était
un jour pluvieux. (...) Un gros ballon flotte en silence dans le ciel étoilé,
c'est un ballon violet dans lequel j'ai entreposé toutes mes mauvaises
pensées. Il survole la ville, il éclate, les mauvaises pensées se dispersent,
les personnes fragiles s'en régalent et s'éparpillent dans la nuit de stress !
Ton papa deale du crack aux petits enfants ; ta maman a un amant qui lui fait
vendre son corps pour de l'argent ! Des envies d'autodestruction viennent salire
les murs de la ville (...) Comptabilise tes victimes, applaudis lorsque les
morts s'animent, souviens-toi comme c'est beau la vie ! Les nuages
s'épaississent à l'horizon, et tout à coup Paris ressemble à s'y méprendre
à une prison..."
De même que le sombre et perçant épisode intitulé En Soulevant le
Couvercle, qui traîne des désillusions sordides le long d'une
instru en ruines, et dont je ne citerai que ce qui suit, faute de surcharge
verbale : "Des baisers froids et des caresses de serpent, des rêves
étroits et des promesses de néant, des répertoires et des adresses de
géants, des déserts noirs et de grotesques servants..." Mention
royale au couplet épique de Teki Latex, une longue minute de lucidité
grinçante sur fond de rimes post-apocalyptiques non-stop, ça se fête, non ?
Allez, faites péter le champagne, cette fois il n'y a plus le choix.
Après maintes et maintes écoutes,
on peut affirmer sans se tromper que sous les traits grossiers d'une musique
plutôt bordélique, Ceci n'est pas un disque renferme l'une des
propositions musicales les plus singulières de ces dernières années. "TTC
ne t'abîme pas le santé / TTC se fabrique par la pensée" nous dit le
refrain du non de non consensuel Je
n'arrive pas à danser. A ce propos, Cuizinier confirme : "Souvent,
on comprend l'ampleur de nos thèmes après avoir enregistré nos morceaux. On
se découvre à chaque fois que l'on écrit."
Finalement, cet album sonne d'une certaine manière comme un Homme à
Tête de Chou remixé par la génération Casimir et Goldorack, où
s'enflammeraient cartoons et cadavres exquis dans un bouillonnement créatif
intense. Tantôt profondément humoristique, tantôt drôlement émouvant, ce
qui est sûr saute sauvagement aux oreilles : Ceci n'est pas un disque s'impose
comme le truc le plus riche du rap français, aux côtés de l'intouchable Détournement
de Son de Fabe.
Mad Dog, juillet 2002