PULP FICTION,
ou l'art de créer des scènes d'anthologie

 

"Dans les films, tout se passe toujours d'une manière parfaite. On ne s'intéresse qu'à l'essentiel, comme si les détails de la vie quotidienne n'avaient aucune importance", fait remarquer Quentin Tarantino. Dans son film, tout est inversé. L'essentiel devient justement ces petits détails, qui influent sur l'évolution de l'histoire et provoquent les rebondissements. La scène de la montre où Butch, le boxeur (Bruce Willis), est amené à retourner à son appartement pour récupérer sa précieuse montre en est le parfait exemple. Elle donne lieu à des évènements totalement inattendus (la mort soudaine de Vincent, et la rencontre brutale entre Butch et Marsellus, suivie de leur pacte de paix).

Mais cela ne suffit pas à créer toutes les scènes d'anthologie que comporte le film. Si l'on se contentait de filmer la vie telle qu'elle est dans la réalité, le cinéma n'apporterait pas grand chose. C'est ici que la malice de Tarantino intervient. Dans Pulp Fiction, tous ces petits obstacles que n'importe qui peut rencontrer au quotidien, ainsi que les dialogues lumineux qui rendent des situations souvent démentielles plus authentiques, ne sont justement pas vécus et ne sortent pas de la bouche de n'importe qui, mais de tout un petit monde hostile - criminels, dealers, junkies, brutes épaisses - déjà vu et revu au cinéma, dont le réalisateur s'est emparé pour le mêler à cette sensation d'authenticité, et ainsi lui donner un nouveau souffle.
C'est de cette harmonie judicieuse entre fiction et réalisme que sont nées un grand nombre de scènes à la fois drôles et crues, légères et dures. Anthologiques. On trouve alors des scènes ahurissantes, comme celle de l'overdose de Mia, que Vincent doit sauver à tout prix, étant donné qu'elle est la femme de son patron. Ce passage relève de la pure frénésie, et le spectateur y est autant paniqué que les protagonistes.
"A cet instant, le spectateur ne sait pas s'il doit éclater de rire ou se cacher sous son fauteuil", souligne Tarantino. Le jeu des interprètes géniaux (Travolta, Eric Stoltz et Rosanna Arquette) ainsi que leurs dialogues fusant de tous côtés sont à mourir de rire.

"- Bon, faut lui parler sans arrêt. Moi, pendant ce temps là, j'vais chercher mon guide médical.
- Mais y t'faut un guide médical pour quoi foutre ?!
- J'ai jamais fait de piqûre d'adrénaline !
- Quoi ? T'as jamais fait d'injection ?
- Nan, j'me défonce pas avec des connasses, moi, et mes amies elles savent se shooter !
- Qu'est-ce que t'attends pour aller chercher la seringue ?!
- Alors laisse-moi y aller !
- C'est moi qui t'empêche d'y aller pauvre con ?
- C'est pas à moi, c'est à elle qu'il faut parler !
- La ferme, connard !
- J'y vais !"

Tarantino nous montre ensuite chaque visage en gros plan, juste avant que Vincent ne plante sèchement la seringue en plein cœur de la femme. Ouf ! Ca a marché. On peut enfin reprendre son souffle, que le réalisateur nous avait volé à tous.

Dans le même esprit, il y aussi la scène de l'accident de travail. Après avoir obtenu la fameuse mallette, Vincent et Jules, les deux gangsters, emmènent avec eux Marvin, le seul jeune homme qu'ils n'ont pas tué. Ils discutent du prétendu miracle qui s'est produit précédemment, quand Vincent demande à Marvin ce qu'il en pense. Puis, involontairement, Vincent appuie sur la gâchette et le coup de feu part dans la tête du pauvre garçon. Encore un évènement plus qu'inattendu, qui va amener nos héros à chercher un moyen de camoufler ce carnage.

Mais le plus intéressant dans cette scène, c'est la liaison avec celle de la montre : bien que celle-ci demeure très violente, le schéma reste le même (un tournant soudain dans l'histoire avant de passer aux conséquences que cela engendre), ce qui met les deux passages sur le même plan ("- J'fais que ça d'regarder, j'te dis qu'elle est pas là ! Alors, où est-ce que tu l'as foutue nom de Dieu ?" aboie Butch à sa compagne lorsqu'il s'aperçoit de l'oubli de sa montre, et "- Oh putain, merde, j'ai buté Marvin !" s'étonne Vincent après que le coup soit parti "tout seul"). Cette scène se trouve alors habitée d'un délicieux humour noir.
Bien sûr, le moyen par lequel Jules et Vincent vont réussir à se tirer de cette situation va être forcément un peu spécial (pas facile de faire en sorte qu'une telle horreur passe inaperçue sur une route pavillonnaire au petit matin). Débarque alors un bonhomme en smoking et nœud-pap, tout droit sorti de
James Bond (ce qui constitue d'ailleurs le seul élément qui dépasse la limite du possible, car jusqu'ici, tout est très peu probable, mais toujours possible). C'est le nettoyeur Winston Wolf (Harvey Keitel, dans un rôle fabuleux), qui va voler la vedette à nos deux tueurs en un éclair (ne pas manquer le dialogue époustouflant échangé entre Vincent et M. Wolf), et intimider cette grande gueule de Jimmy (interprété avec talent par Tarantino).

D'ailleurs, à l'arrivée de Wolf, les trois hommes (lui-même, Jules et Vincent) sont en costume noir et blanc - sorte de code pour identifier les caïds chez Tarantino -, puis quand il repart, les deux gangsters demeurent ridiculisés par des vêtements de plage ("- De quoi ils ont l'air Jimmy ?" demande Wolf. "- Cons. Ils ont l'air de deux pauvres cons tous les deux", répond Jimmy d'un ton moqueur). Lors du départ de M. Wolf, Jules et Vincent se voient forcés de le saluer avec une grande admiration, comme pour lui dire : "Bravo, t'as gagné, t'es le plus fort".

Si Wolf parvient à impressionner les deux tueurs, Jules va prouver qu'il est lui aussi capable d'une telle chose, pendant leur petit déjeuner à la cafétéria. Cette scène, que je classerais parmi les scènes d'anthologie anthologiques (s'il existait une telle partie dans mon site), est vraiment le bouquet de ce magnifique spectacle, dans la mesure où elle reprend les mêmes ingrédients que les autres, tout en étant plus profonde. Devant leur assiette, Jules et Vincent parlent de nouveau du soit-disant miracle. Jules est persuadé que Dieu a voulu faire passer un message par cet acte, et décide d'arrêter le boulot, tandis que Vincent lui répète qu'il déconne, que ce n'est pas le bon choix. Puis il se retire pour aller aux toilettes, où il lit son fameux pulp magazine.
D'un seul coup, deux jeunes gens, mais oui, les deux mêmes que l'on avait vus lors de la scène d'ouverture, commencent leur braquage qui nous avait été coupé en plein élan au début du film. D'accord, mais il y a un problème : les deux gangsters sont cette fois présents, et maintenant que l'on a pénétré en profondeur le monde de
Pulp Fiction, ces deux tourtereaux que sont Pumpkin et Honey Bunny (appelés "mon Rat" ou "Ringo", et "Lapin" ou Yolanda dans la version française) ressemblent plus à de minuscules fourmis excitées qu'à de dangereux malfaiteurs, l'image que l'on s'était fait d'eux lorsqu'on les avait vus pour la première fois. C'est sur cette opposition entre deux mondes - le quotidien et celui du film - que toute la force du passage suivant repose.
Pumpkin remarque Jules, qui est le seul à ne pas être paniqué. Puis il lui donne l'ordre de lui montrer ce que contient sa mallette. Jules refuse, et l'autre se met à le menacer. D'un côté, on a le braqueur amateur essayant de cacher son énorme stress, et de l'autre, un homme très calme, sûr de lui, et professionnel (
"Au risque de te faire de la peine, t'es pas le premier qui me menace d'une arme", lance calmement Jules à Pumpkin). Après une série de dialogues toujours parfaits, Jules parvient à retourner la situation, et le braqueur devient le braqué. Il impose ensuite ses règles du jeu ("On va tous les trois se comporter comme Fanzy", dit-il pour détendre l'atmosphère). Malgré l'arrivée subite de Vincent, arme au poing, qui rajoute encore un peu de piment à cette situation déjà assez folle, Jules parvient à maintenir le calme ("Yolanda, braque ton flingue sur moi ! Toi Vincent, t'interviens pas !")

Cet évènement arrive au bon moment pour Jules. Profitant du silence absolu qui règne à présent dans la cafétéria, il se met à faire part au couple déboussolé de ses réflexions sur la situation actuelle ("Normalement, vous seriez morts parce que j'vous aurais flingué tous les deux. Mais ta petite femme et toi, vous tombez au moment où j'suis en pleine transition, et j'veux vous aider : j'vous tuerai pas", affirme-t-il). Puis, toujours à voix haute, il cherche à interpréter le verset de la Bible - qu'il avait appris par cœur juste parce qu'il trouvait que "ça en jetait de balancer ça avant de buter un mec" - en fonction de cette situation. Après plusieurs tentatives, il en vient finalement à une conclusion : "Tu es le faible et je suis la tyrannie des méchants. Et moi j'essaie, Ringo, au prix d'un effort harassant, de protéger les faibles". Le jeune couple repart tête baissée sans dire un mot, sans même se retourner.
Le choc entre le tueur tarantinesque (si je puis dire) et le citoyen moyen est frappant et concluant ; la fiction a malaxé la réalité selon ses besoins, selon ses désirs, comme une matière molle, pâteuse, informe.

"- J'crois qu'on devrait peut-être y aller. - C'est pas une mauvaise idée", échangent les deux hommes, avant de quitter à leur tour la cafétéria sous le regard ébahi des clients, et de ranger tranquillement leur arme sous leurs short et T-shirt. Le tout accompagné d'une superbe musique seventies comme le réalisateur les aime, très bien choisie, de la même manière que pour toutes les autres de ce film cultissime.


Mad Dog, Juillet 2000

  

 

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