To Bring You my Love
Quand PJ Harvey sort son numéro de femme fatale

En 1995, personne ne comprend plus rien à la personnalité de Miss PJ. Celle qui nous avait écrasé trois ans auparavant avec le fameux Dry et sa violence à toute épreuve, avant de continuer sur sa lancée de mauvaise fille avec le moins honorable Rid of Me l'année suivante, nous sort soudain le grand jeu de la femme mûre, amoureuse et surtout, fatale. Alors certains décrochent (ceux qui ne voyaient en elle que l'éternelle ado frustrée et provocatrice de ses débuts) et d'autres suivent, absorbés par une évolution intéressante et/car dangereuse, en tout cas bien plus que le rock hardi et finalement très conventionnel de Rid of Me.
Pour l'heure, intéressons-nous à cet étourdissant To Bring You my Love, magnifique dérapage incontrôlé dans la carrière de Polly Jean Harvey, auquel va en succéder bien d'autres, bâtissant peu à peu l'une des discographies les plus passionnantes des artistes actuels.

 

1. To Bring You my Love
L'album débute fabuleusement avec le morceau qui lui donne son titre. On peut d'emblée établir un lien avec la chanson qui ouvrait le premier opus de PJ Harvey et qui s'intitulait Oh my Lover : non seulement le nom ressemble beaucoup, mais on retrouve aussi la même guitare basse, de laquelle sortent les premières notes jouées lentement et lourdement. Cela dit, la comparaison s'arrête là : il n'y aura dans To Bring You my Love aucun déchaînement de batterie ni aucune rafale de guitare électrique, rien qui puisse laisser s'exprimer clairement la violence (seule exception, la piste n°6, Long Snake Moan).
Le dos du boîtier de Dry montrait une PJ Harvey prise de front en noir & blanc, torse nu dans une baignoire, regardant droit devant elle avec un sourire presque énervant. La pochette de To Bring You my Love nous dévoile quant à elle une PJ Harvey dans une posture identique, mais tout autour a changé : l'angle de prise de vue s'est rabaissé, la couleur est apparue, et bien sûr la femme PJ Harvey s'est vêtue (d'une robe-flash de soirée à faire fuir en courant celle qui nous annonçait, trois ans plus tôt, son horreur pour la Dress). Elle ferme ses yeux maquillés, entrouvre ses lèvres rouges vives. Plus calme, moins furieux, plus doux, moins chaotique, plus discret, moins fort... en apparence.
Dès le premier couplet, dans lequel la chanteuse résume en quelques sortes le début de sa carrière ("I was born in the desert, I been down for years"), se payant même une petite référence à Dry, à 1'16" ("... Dry earth and floods"), le ton est donné, tant par la voix sombre et grave de la chanteuse que par le son chaleureux des guitares absorbant l'auditeur dès les premiers accords, à 1'26".
Puis, lors de l'arrivée du second couplet, il n'y a plus de doute sur l'identité de cet album. D'abord, les paroles dures ("I've lain with the Devil, cursed God above, forsaken heaven, to bring you my love" = "J'ai couché avec le Diable, maudit Dieu davantage, abandonné la paradis, pour t'apporter mon amour") dévoilent d'emblée le thème général (l'Amour, évidemment) qui restera constamment fidèle à lui-même. Puis la guitare dure (elle aussi) et explicite, qui se renouvelle plus amplement à 2'08", libère une vague de rage énorme bien que soutenue, sans oublier la saturation voulue à chaque élévation de voix qui rajoute une excellente couche d'épaisseur à ces sonorités brûlantes d'émotion, derrière lesquelles se cachent une violence moins frontale que celle qui caractérisait Dry, mais peut-être plus intense encore... To Bring You my Love sera un album extrêmement dur et émotif. Ambigu, donc.

2. Meet Ze Monsta
Mais oui, quoi de plus ambigu que ce monstre dangereux et si aguichant à la fois ? Face à lui, on découvre une PJ Harvey qui brûle de mille feux, se jetant volontiers dans ses griffes aiguisées ("Big black monsoon ! Take me with you !", balance-t-elle lors du refrain). On comprend finalement le sens de la chanson, lorsque la chanteuse nous confie ses impressions tirées de cette folle rencontre, à 1'38" : "What a monster ! What a night ! What a lover ! What a fight !". Cette créature abominable est le point où tout se rejoint, peut-être le cœur de ce CD, ou le cœur de la chanteuse anglaise à cette époque, dans lequel elle est venu puiser toute son inspiration afin de mettre en forme cet album plus chaotique qu'on pourrait le penser.
Meet Ze Monsta, avec sa guitare furieuse et très basse en fréquence, ses sonorités électriques pareilles à des décharges sensuellement ambiguës (la descente géniale vers les flammes entre 2'13" et 2'34"), ainsi que son interprète crachant du feu en effectuant un petit stage sympa du côté de l'Enfer, ne plaira peut-être pas à des oreilles non averties ; il faut vivre le trip de PJ Harvey AVEC PJ Harvey, et alors là oui, Meet Ze Monsta est un monument.

3. Working for the Man
Cette piste est certainement la plus sombre avec la n°8, I Think I'm a Mother. Toutes deux tentent d'explorer (dans le noir complet) la place de la Femme dans la société actuelle, ou dévoilent plutôt le regard que PJ Harvey porte sur sa propre place en tant que femme. Une vision bien sûr très peu enthousiaste, qui s'affirme froidement par les gorgées de basses menaçantes qui hantent le morceau, un ronflement souterrain qui retranscrit finalement un niveau de violence identique à celui de Sheela-Na-Gig par exemple, c'est juste qu'elle n'est pas crachée de la même façon.
Les quelques accords de guitare joués en boucle et débutant à 1'17" instaurent un climat inquiétant, qui ne lâchera la piste à aucun moment. Là-dessus vient s'ajouter la voix toute basse de la chanteuse, à la limite du chuchotement, une voix incertaine qui fredonne régulièrement l'air avec hésitation. Comme le titre précédent, Working for the Man s'achève subitement et encore plus étrangement, après que la chanteuse ait exprimé le constat final et désespéré de ce morceau à l'expérimentation maladive : "I'm just working for the man / I'm just doing what I can".

4. C'mon Billy
On arrive sur la facette moins expérimentale de l'album ("ouf" diront certains), mais de qualité tout aussi grande. C'mon Billy constitue une très belle chanson d'amour, dans laquelle la chanteuse évoque son désir de revoir l'homme qui lui a fait un enfant. Cependant, ce titre ne comporte aucun caractère dramatique, contrairement à Send His Love To Me et surtout The Dancer. Seuls les violons venant régulièrement se greffer aux guitares sèches fort agréables, apportent un certain aspect mélancolique.
Sur la fin du morceau (à partir de 2'17"), PJ nous gâte en faisant un petit numéro de "Come along, Billy, come to me" irrésistible, d'une voix aiguë et sensible qui contraste infiniment avec celles des deux premiers titres, et du suivant.

5. Teclo
Mais qui est ce fameux Teclo ? Et bien je dirais que c'est un cheval, ça paraît un peu fou comme idée mais finalement, quand on sait que PJ est une fille de la campagne anglaise (le Dorset) et qu'elle adore les chevaux (écoutez le Horses in my Dreams du dernier album), on se dit que le "Let me ride on his grace for a while" du refrain colle très bien. Enfin bref, ce dont je suis sûr, c'est que ce track est grand, en qualité, en beauté, en légèreté. La guitare omniprésente du fond joue un air se répétant sans rupture, et pourtant on ne s'en lasse pas le moins du monde, on savoure chaque note et chaque parole jusqu'à 1'16", où une autre guitare vient s'ajouter en s'imposant en premier plan sonore, apportant une remarquable profondeur à cette composition pourtant restreinte.
Le refrain est un petit bijou de légèreté, une vague de tendresse à la suite des paroles tristement énoncées en première partie. Il amène avec lui les percussions et une nouvelle guitare jouant un air et ayant un son plus gais que les précédents. Et la ballade débute ainsi, à 2'09", parmi le chant plein d'espoir de PJ Harvey, pendant un moment touché par la Grâce. Puis, les premières paroles sont reprises, accompagnées cette fois davantage par la musique, avant de recéder la place au plus beau refrain de l'album à coup sûr, habité par l'émotion magnifiquement retranscrite dans le timbre vocal de la chanteuse.
Après ça, à partir de 4'15", on peut entendre en parfaite cohabitation tous les instruments ayant été utilisés séparément depuis le début, jusqu'aux petites cloches scintillantes. Histoire de montrer qu'avec un schéma musical à priori peu original, il est tout à fait possible d'arriver à un grand morceau, il suffit d'un peu (beaucoup) de talent ; et PJ Harvey le possède, la preuve, elle nous a ému avec Teclo, qu'elle a entièrement écrit, composé et joué sauf la batterie, jouée par John Parish, grand ami de PJ depuis les débuts de ses débuts (ils se sont rencontrés lorsqu'elle avait 18 ans) que l'on retrouve dans la plupart des morceaux, et qui composera par la suite avec elle Dance Hall at Louse Point, l'année suivante.

6. Long Snake Moan
Ne jamais se fier aux apparences ! Ne vous l'ai-je pas rabâcher de nombreuses fois ? Non ? Comment ça, non ? Ah bon, autant pour moi... Je disais donc, avant que vous ne m'interrompiez irrespectueusement (hé hé, la mauvaise fois ça me connaît :-), ne vous fiez pas aux apparences, car sous ses traits de boucan du diable, et bien... ce cri de serpent est vraiment un boucan de diablesse géant !!! Le mieux, ce sont certainement les lyrics, ingénieusement introduits au fil du morceau et qui s'inscrivent dans deux parties distinctes, manifestement pas difficiles à décomposer : la première, et la deuxième (merci, thanks, gracias...).
En première partie, PJ s'adresse à un homme quelconque, elle dévoile, ou plutôt décharge toute son énergie au-dessus des guitares déchaînées. On ressent déjà le poids du Long Snake Moan qui commence son ascension, qui commence à nous écarter de la scène, à nous écraser contre le mur. "Hear my dreaming, you'll be drowning" ("Ecoute-moi rêver, tu seras noyé"), nous balance-t-elle dans les oreilles avec rage.
Mais ce n'est strictement rien comparé à la seconde partie. En effet, on y retrouve d'abord des paroles reprises de la première, on se dit que c'est bidon tout ça au final, mais on ne s'imagine pas ce qui va nous arriver dans très peu de temps, bien évidemment ! Car à 3'10", on découvre une chose stupéfiante : "Raise me up Lord !" ("Relève-moi Seigneur !"). Oui, dans toute cette deuxième partie, PJ n'y va pas par quatre chemins, elle s'adresse au Créateur, avec une insolence démesurée ; cette fois-ci, le "Hear my dreaming, you'll be drowning" prend une toute autre ampleur, la diva anglaise se place au rang de la divinité, et lorsque le refrain revient, toujours plus furieusement ("You oughta hear my long snake moan !" = "Tu devrais écouter mon hurlement de long serpent !"), le défi est absolument abasourdissant, la terre se met à trembler, le tonnerre à gronder et la foudre éclate lourdement sur nos minis oreilles de fourmis inoffensives (antennes si vous préférez, mais vous savez que j'ai horreur que l'on joue sur les mots alors gare à vous, quoique maintenant avec tout ça, vous n'avez plus grand chose à craindre d'une pauvre fourmi sans défense, ah bah voilà c'est du joli, c'est ça d'écrire n'importe quoi avec des tonnes d'hyperboles complètement paranoïaques :-) que nous sommes devenus au cours de cette superbe montée en puissance.

7. Down by the Water
Ah, on y vient à cet étonnant morceau, peut-être le plus original de tout l'album et peut-être aussi le plus admirable musicalement. Dès les premières secondes, on est frappé par l'énorme contraste qui réside entre la voix aiguë, calme et tranquille de la chanteuse et le ronflement souterrain, sombre et dramatique de la musique ; alors on pense forcément à Portishead et leur admirable Wandering Star. Le sujet du morceau n'a cependant rien à voir : c'est la prostitution, amené par une PJ Harvey touchée et touchante qui se prend d'affection pour cette "blue-eyed girl" ("fille aux yeux bleus") qui devient une "blue-eyed whore" ("prostituée aux yeux bleus").
Les chœurs aigus en retrait, enregistrés par PJ et apparaissant dès 0'33", apportent énormément à la qualité artistique incontestable de Down by the Water, dans la composition comme dans l'écriture. Et c'est aussi grâce à eux que l'on finit par oublier l'influence probable de Portishead qui venait pourtant de créer l'évènement avec Dummy, l'année précédente. PJ Harvey considère la jeune prostituée comme sa fille adorée ("my lovely daughter", à 1'55) et apparente le fléau de la prostitution à une tempête, au travers de laquelle seul Jésus pourrait se mettre en travers ("Oh, help me Jesus, comme through this storm" à 1'32"). Ce titre subira, cinq ans plus tard dans Stories from the City, Stories from the Sea (l'album de la consécration selon moi), une variation sur le même thème avec le tout aussi magnifique The Whores Hustler and the Hustlers Whore, élargissant le propos à la situation générale et alarmante des relations humaines dans le cadre de la grande ville.
Le clip de Down by the Water, esthétiquement très réussi et dont un extrait est à votre disposition (voir la section consacrée à la chanteuse), a été nominé lors des MTV Music Awards de 1995 et a remporté un prix. Voilà pour la ptite histoire...

8. I Think I'm a Mother

9. Send His Love to Me
Ce morceau reprend l'histoire évoquée dans C'mon Billy, et là on commence à se rendre compte que ce disque tourne un peu en rond. Et on n'a pas tout à fait tord : To Bring You my Love, bien qu'incontournable d'après moi dans la discographie de l'artiste, reste moins inusable que le tout récent Stories from the City, Stories from the Sea, petit bijou de simplicité désarmante, petite merveille de sobriété allant droit au cœur. C'est la seule chose que l'on pourrait lui reprocher.
Néanmoins, tout est relatif car Send His Love to Me est de toute beauté (et oui, et oui, encore et toujours... Mais patience, c'est l'avant-dernière piste :-). Et pour tout dire, il se démarque de manière convaincante de C'mon Billy grâce à l'apport du thème de la religion qui, mêlé à celui de l'abandon, l'inscrit dans une mélancolie lumineusement rendue par les violons. PJ invoque Jésus ("I'm calling Jesus, plea-ease ! Send love to me-e-e-e !", nous confie-t-elle à 0'31") afin de guérir l'amour qu'elle a envers un homme qui l'a quittée. Rien de plus banal, me direz-vous. Et bien moi, je vous répondrai, avec une férocité plus ou moins carnassière, de ne jamais avancer quoi que ce soit avant de connaître clairement le morceau en question. Car, de la bouche de PJ Harvey, rien ne sort jamais de la manière que l'on prévoit...

10. The Dancer
En fermeture, on trouve un titre absolument monumental, dans tous les domaines : monument musical, qui nous rappelle un moment à nouveau le son de Portishead (souvenez-vous l'excellent Sour Times), monument thématique, où les sujets dominants de l'album sont réunis pour un rendez-vous aux sommets (après réflexion, je situerai The Dancer au point culminant de ce CD), et enfin monument de mélancolie, faisant ici un parfait ménage avec la sensualité dégagée par la voix sublime de la miss.
Tout au long de la piste, on découvre en effet une femme d'abord nostalgique et sensuelle (l'émotion gracieuse et osée exprimée à 1'52", en souvenir de ce temps passé en compagnie du déserteur), puis qui va se noyer dans la mélancolie la plus profonde, à partir du moment où l'on apprend que cet homme est en réalité monté au ciel ("The man is gone and heaven only knows", exprime-t-elle douloureusement à 3'01"). A ce point précis, le refrain revient à nouveau, mais cette fois-ci il est enveloppé d'une tristesse énorme, palpable rien que dans l'intonation qu'utilise l'artiste pour le chanter. Du grand Art.

 

Qu'est-ce qui vient à l'esprit à la suite de cette quarantaine de minutes ? Et bien qu'une nouvelle fois, la grande Polly Jean nous a étonné grâce à son goût du changement, sa volonté, ou plutôt son besoin d'aller voir ailleurs, qui se traduit à chaque nouvel album par un succès garanti, forcément. Le seul faux pas que constituait Rid of Me, où elle s'était, mine de rien, fait acheter par un producteur qui confondait apparemment musique et Musique, est largement pardonné grâce à la venue de ce disque brûlant et passionnant, visite guidée de l'enfer des sensations, de la religion des sentiments amoureux.
Malgré les orgues qui ouvrent et ferment le CD, ce n'est pas une messe noire qui nous est ici proposée, mais une messe rouge vif, invocation d'un diable séduisant et appel au secours d'un dieu lâche et blessant... Comme l'a très bien dit J-D Beauvallet
des Inrockuptibles dans sa chronique de To Bring You my Love, il faut aimer PJ Harvey à la folie.


Mad Dog
, mai 2001

  

 

- Interview de la diva anglaise parue dans les Inrocks,
à l'occasion de la sortie de To Bring You my Love

- Love, Rage & Good Diseases, le section PJ Harvey de NO SURPRISES