Feu follet
Enfant sage ou allumeuse, carriériste ou star aussi imposante qu'accidentelle : qui est la vraie PJ Harvey ? Après To bring you my love, l'album magnifiquement monstrueux de ce début d'année, et en prélude à une tournée française en formation renforcée, Polly Jean Harvey, souvent avare de ses mots, accepte une ultime interview.
Sherborne
: étymologiquement, lieu de lumière. Il y a de l'ironie dans le nom de ce
village du Somerset, à quelques kilomètres du Yeovil natal de Polly Jean
Harvey. De lumière, les habitants du bourg en sont justement privés depuis
trois jours, leur petit coin d'Angleterre noyé sous une épaisse pluie noire.
Mais à Sherborne comme à Yeovil, personne ne songe à pester contre le ciel :
la vie suit son cours, humidement. Drapée dans un grand manteau blanc, PJ
Harvey pousse la porte du café avec la ponctualité des gens d'ici.
Le
regard fixe, les yeux plus doux qu'en photo, elle énonce fermement les règles
du jeu, terriblement adulte pour ses 25 ans : "Nous sommes ensemble pour
parler de ma musique. Le reste, tout le monde s'en fiche." Il faudra
donc tricher.
Tu
avais déménagé à Londres. Pourquoi es-tu revenue à la campagne ?
Ma vie est ici, dans le Dorset, auprès de ma
famille et de mes amis. Cette région est mon refuge, j'y ai tous mes repères.
Lorsque je suis en tournée, je passe des heures à penser à ma région, aux
champs, aux moutons, aux arbres. Ils me manquent, ça me fait mal. Ici, j'aime
être seule. C'est dans ces moments-là que les mots se mettent à sortir
d'eux-mêmes. Et j'ai besoin de ce travail d'écriture pour me sentir épanouie.
Lorsque je n'écris pas, j'ai le sentiment d'être inutile, improductive.
Pendant longtemps, j'ai eu un petit ami, mais notre histoire est terminée. Honnêtement,
je n'en souffre pas : je suis très bien toute seule.
Le
ton général de To bring you my love est plus relâché, moins torturé.
Comment l'expliques-tu ?
J'ai connu des moments assez durs dans ma vie, mais
j'en suis sortie plus mature, plus positive, plus gaie. Le fondement de ce
bonheur, c'est que je suis fière d'avoir su changer, de ne pas être restée l'éternelle
jeune fille en colère. J'ai quelques années de plus, je me sens plus calme,
plus "femme". L'esprit de To bring you my love est donc plus
positif. J'ai tourné une page, refermé le chapitre de la colère et de la
frustration. Je ne me suis jamais sentie aussi forte qu'aujourd'hui. Même
partir pendant des mois en tournée ne m'effraie plus car je sais que les
chansons du disque vont me porter. Sur scène, je peux désormais me consacrer
entièrement au chant, que j'ai le sentiment d'avoir un peu sacrifié ces dernières
années. Je suis encadrée par un groupe de six personnes : musicalement, la
responsabilité est entièrement sur leurs épaules.
En
refermant le chapitre de la colère, vas-tu enfin accepter le jeu de la
promotion ?
Dès qu'une échéance promotionnelle approche, je
me sens mal à l'aise, j'ai envie de m'enfuir en courant. Je pensais que ce
malaise s'effacerait avec le temps, que j'allais devenir plus cynique et donc
plus conciliante, mais rien n'y fait : ce travail de promotion me coûte énormément.
Je n'aime pas parler de moi, de ma vie. J'ai peur de rendre théoriques des
choses qui sont avant tout spirituelles l'inspiration, la foi, la passion.
Parler pendant des heures ne peut pas être bon pour moi, ça fait forcément
beaucoup de dégâts. Je vais donc cesser d'accepter ces rencontres et me
retrancher dans le silence, me couper des journalistes c'est une nécessité.
En fait, cette interview est probablement l'une des dernières que j'accorde. Je
continuerai à écrire des chansons, bien sûr, mais sans aucun souci de
promotion. Toutes ces questions sur ma vie, mon enfance, mon éducation me
fatiguent, me pèsent énormément.
Difficile
de parler musique avec toi : tu es systématiquement déçue par tes disques.
Pour la première fois de ma carrière, je suis réellement
satisfaite par l'un de mes albums. To bring you my love me comble, autant
par les chansons que par le son. C'est un sentiment très nouveau pour moi, éternelle
abonnée à la frustration. Ça me rend d'autant plus heureuse que je n'aurais
jamais cru arriver un jour à cet état de plénitude, de satisfaction totale.
Et être en tournée avec mes nouveaux musiciens m'enchante. Mon ancien groupe
était devenu trop rigide, j'en étais arrivée à détester sa stabilité, sa
force pépère. Pour chaque morceau je devais composer une partie de batterie et
une partie de basse, ne pas laisser Steve ou Rob sur la touche. C'était devenu
un diktat insupportable j'ai donc dissous le groupe. Avec mes nouveaux
musiciens, je redécouvre la liberté, l'absence de règles, le droit à la
folie. Je peux tout faire, inventer de nouvelles formes d'arrangements. Pour la
première fois de ma vie, je me sens parfaitement libre.
Comment
éviter de retomber dans la routine ?
J'ai déjà pris la décision de me séparer de mon
groupe actuel à la fin de l'année, après la tournée. Je crois beaucoup aux
vertus du changement, du renouvellement. Je ne voudrais plus jamais avoir
recours à la recette classique batterie, basse, guitare. Il y a tant à faire
hors de ce cadre, tant d'instruments fantastiques à intégrer... Depuis le
premier jour, les choses sont claires entre mes nouveaux musiciens et moi : j'écris
les chansons et tous les arrangements, eux sont payés pour les jouer. PJ
Harvey, c'est mon groupe, pas le leur. Notre relation est donc très saine, il
n'existe aucun problème d'ego entre nous. Vers la fin, les rapports avec Rob et
Steve étaient devenus très compliqués, ils voulaient s'impliquer davantage.
La seule solution était donc de mettre un terme à notre collaboration. Je suis
parfaitement consciente de leur devoir beaucoup : sans eux, Dry et Rid
of me auraient été très différents, peut-être moins tranchants, moins
rythmiques. Mais même sans eux, ces albums auraient vu le jour. Soyons clairs :
j'ai toujours été le patron au sein du groupe et aujourd'hui plus que
jamais. Maintenant que j'ai goûté à cette liberté totale, je ne vois pas
comment je pourrais y renoncer. Je ne m'imagine pas travaillant avec un groupe
au format classique ou en collaboration avec un autre songwriter. Je ne veux
plus avoir de lien créatif avec qui que ce soit.
Tu
projetais pourtant de travailler avec Björk.
Pour elle, je suis prête à tous les compromis :
elle est si forte, si passionnée. Avec Björk et Tori Amos, on est devenues très
copines. On se serre les coudes, on se téléphone, on se soutient. C'est
important de connaître des gens qui ont vécu les mêmes choses que vous, ça
rassure. Entre nous, on s'appelle les "Drôles de dames" du
rock. Nous avons les mêmes exigences, les mêmes besoins de liberté totale.
Moi, ça me vient avant tout de mon éducation musicale, de tous ces disques de
jazz que j'ai écoutés pendant mon adolescence. Je suis très reconnaissante
envers mon père et mes amis : ils ont su m'indiquer des directions musicales,
des chemins marginaux. Et puis j'ai débuté la musique en jouant du saxophone,
un instrument qui permet tout, sans règles rigides. Que serais-je devenue si
j'avais commencé par la batterie ? Avec To bring you my love, je voulais
m'éloigner des guitares, aller voir ailleurs. J'ai donc écrit au piano et au
clavier, ce qui m'a donné accès à un univers mélodique totalement vierge. Au
piano, pas de recette éprouvée, pas de suites d'accords mille fois répétées
: je redécouvrais la gamme. Voilà pourquoi les chansons de To bring you my
love ne ressemblent pas à celles de mes albums précédents. Je crois que
le piano va occuper une place essentielle dans ma vie créative future. C'est un
instrument merveilleux. Je veux aussi approfondir l'étude des synthétiseurs et
des samplers. Je suis très attirée par toute cette technologie, par toutes ces
possibilités offertes. Je suis une adepte du travail "en réaction".
Si To bring you my love est un disque plus calme et posé, c'est évidemment
parce que Rid of me poussait le bouchon un peu loin dans l'autre sens. Je
ne supporte pas l'idée du surplace. Pour moi, il faut avancer, se remettre en
question perpétuellement... N'allez pas imaginer que ça s'applique à ma vie
privée. Au contraire, je suis une personne très fidèle, qui déteste les
remous, les grandes remises en question. Ma musique et mes histoires de coeur ne
se ressemblent pas.
En
quoi To bring you my love est-il ton meilleur album ?
Je n'aime pas le son de Dry. A l'époque,
nous tenions à enregistrer "live", comme un groupe sur scène. C'était
une erreur, les chansons méritaient mieux que ce traitement dans l'urgence.
Pour Rid of me, ce fut encore pire, car Steve Albini refusait toute idée
d'arrangement, pour ne garder que la trame sèche et hargneuse des chansons.
Aujourd'hui, j'ai le sentiment que ces chansons ont été sacrifiées... Avec To
bring you my love, je suis passée pour la première fois au mode
d'enregistrement classique, piste par piste, instrument par instrument, comme si
j'étais installée chez moi devant mon magnéto quatre pistes. Pour la première
fois, j'ai pu travailler à mon rythme, sans précipitation, en prenant soin des
détails. Emotionnellement, l'enregistrement de To bring you my love a été
l'une des expériences les plus prenantes de ma vie, j'en suis sortie épuisée.
J'ai passé des heures entières à me concentrer avant de pouvoir affronter le
micro de chant. J'avais tant d'émotions à faire passer, tant de choses à
mettre dans ce disque... Mais Flood est un type fantastique, un producteur très
sensible, très psychologue. Il a su me parler quand c'était nécessaire, se
taire quand il le fallait. L'atmosphère de cet album lui doit beaucoup. Flood
sait régler des tonnes de détails en apparence insignifiants, comme l'intensité
lumineuse dans le studio, l'orientation des spots. Une ampoule électrique, ça
n'a l'air de rien, mais ça peut changer beaucoup de choses sur un disque.
Les
paroles de To bring you my love sont assez surprenantes. On t'y découvre
sous un nouveau jour : tendre, romantique, fragile.
N'y cherchez pas d'indice autobiographique trop évident
: mes chansons sont rarement spécifiques. Elles sont le reflet de vingt-cinq
années d'existence, pas de ce qui m'est arrivé la veille dans la rue. Celles
de To bring you my love sont des chansons d'amour plutôt vagues, sur le
sentiment d'amour lui-même. Si je les ai écrites pour quelqu'un, c'est pour
moi. Pour me faire du bien, pour me rassurer. J'ai besoin de chanter ce genre de
choses, d'exprimer des sentiments forts sans pour autant tomber dans la colère,
la haine ou la rage. Mes chansons de colère n'étaient pas plus spécifiques
que mes chansons d'amour. Les textes de Dry étaient liés à un âge, à une période
de ma vie bien précise la fin de l'adolescence, le passage à l'âge adulte.
Je chantais mes craintes, mes angoisses. Mais cette page est définitivement
tournée. J'aimerais passer à un autre mode d'écriture, plus compact, plus
long. Ecrire un roman serait passionnant. Mais avant de le laisser sortir en
librairie, il faudra qu'il soit parfait et pas seulement "assez
bon". Je pardonne rarement à ces artistes qui se sentent obligés de
tenter leur chance dans un autre domaine que celui où ils ont fait leurs
preuves. Je ne m'imagine pas exposant mes peintures dans une galerie très à la
mode de Kensington. Je suis uniquement qualifiée pour l'écriture de chansons.
J'éprouve tellement de respect pour mon public que je ne veux pas abuser de
lui. Je suis si fière de lui, fière de sa diversité. A mes concerts, des
types de 40 ans côtoient des petites nanas de 16 ans. Il n'y a pas de public
"typiquement PJ Harvey", pas de sexe majoritaire. Et il semble exister
un profond respect pour moi. Je ne sais pas ce que j'ai fait pour mériter ce
respect, ce soutien moral, mais il m'est très précieux. Pendant que je chante,
les gens restent concentrés, ils ne sautent pas dans tous les sens comme des
idiots, ne montent pas sur scène pour m'attraper. Une seule fois, un type s'est
glissé sur scène et s'est jeté dans mes bras. Le public a réagi assez étrangement,
on avait l'impression que les gens étaient furieux contre ce garçon, qu'ils
voulaient lui faire payer cet affront. J'ai trouvé cette expérience très
effrayante, mais je me suis sentie soutenue par le public.
N'as-tu
jamais eu le sentiment que ton image t'échappait, qu'elle était manipulée par
les médias ?
J'ai toujours eu l'impression de parfaitement contrôler
la situation. Evidemment, à mes débuts, certaines photos ont pu prêter à
confusion. Mais j'assume parfaitement, personne ne m'a jamais obligée à porter
tel vêtement ou à ôter tel autre. On m'a aussi reproché de me plaindre de
mon physique, d'être une nana geignarde mais c'est vrai, j'ai du mal à me
considérer comme une personne attirante. Je me suis toujours trouvée médiocre
et le simple fait d'aborder ce sujet me met terriblement mal à l'aise. Je
n'arrive pas à faire confiance aux gens qui me parlent de mon charme.
Lorsque
tu n'es pas en studio, comment occupes-tu ton temps ?
Je lis énormément deux ou trois bouquins à la
fois. C'est une nourriture, un besoin quotidien. Je passe beaucoup de temps
devant la télé, à regarder des films en cassette. J'ai besoin d'avaler des
tonnes de choses, de me nourrir intellectuellement. C'est le seul moyen
d'alimenter mon inspiration et de m'amener à écrire. Dans mes chansons, je
donne beaucoup de moi-même, alors j'ai besoin de reprendre des forces en
m'instruisant. Pourtant, depuis six mois, je n'écoute plus de musique. J'ai déjà
connu ce genre de période de rupture, ça ne m'inquiète pas. Pendant l'écriture
de To bring you my love, je ne ressentais pas le besoin d'écouter les
autres. Seules mes propres chansons m'intéressaient. Un des rares disques à
avoir passé le barrage, c'est l'album de Portishead. Je suis passionnée par ce
groupe, par le son de Dummy, la voix et les textes de cette fille. J'ai
passé les dernières semaines en compagnie de ce disque.
Ta
vie paisible de campagnarde n'est-elle pas un peu contradictoire avec tes prétentions
artistiques innover, prendre des risques ?
J'ai besoin de ces deux aspects dans ma vie. D'un côté,
le repos de la campagne. De l'autre, la furie des tournées, des décibels sur
scène. Je ne pourrais me passer ni de l'un ni de l'autre. Je crois que si le
rock n'occupait pas mon âme, j'aurais beaucoup de mal à vivre ici, au milieu
des paysans. Je voudrais sans doute m'enfuir, partir pour les villes comme tous
les jeunes du coin.
Tu
viens d'acheter une maison. Est-ce pour toi un symbole le passage à l'âge
adulte ?
Cette maison m'a énormément responsabilisée.
S'il y a une fuite d'eau dans le toit, plus question d'envoyer mon père la
colmater. Mon principal problème, c'est le rangement : j'ai la manie d'entasser
des objets, des tas de trucs inutiles ma maison est littéralement remplie de
babioles. Je vis en pleine campagne, à quelques kilomètres de la mer. Je n'ai
aucun voisin, les premières maisons sont à plusieurs centaines de mètres : je
passe parfois trois jours sans voir quiconque. Lorsque je rentre de tournée ou
de studio, je redescends très vite sur terre, les pieds dans la boue : à peine
hors de voiture, il faut chausser les bottes, filer un coup de main aux gens
d'ici, comme si ma vie artistique n'existait plus. J'ai besoin de ce contact
avec la terre, le travail concret, les mains dans la boue.
Tu
as toujours tout "planifié". As-tu déjà des projets en tête ?
Pour le moment, je me sens vidée de toute énergie
créative. Je sors juste d'un enregistrement, et je n'ai pas encore la force de
penser au suivant. Je ne sais pas si j'aurai vraiment le désir ou le besoin
d'enregistrer un autre album. Il y a encore un an, la frustration me faisait
avancer. Mais maintenant, où trouver la force de progresser ? Auparavant,
j'avais toujours une poignée de chansons prêtes à l'avance. Lorsque Dry
est sorti, Rid of me était complètement écrit. Je ne fonctionne plus
du tout comme ça. J'ai l'impression que la source se tarit, qu'il me devient de
plus en plus difficile d'avancer. Aujourd'hui, j'ai à peine quelques idées en
tête, pas vraiment des chansons. Je vais devoir être patiente, ne pas trop
m'inquiéter. Mais je ne me forcerai pas à écrire à tout prix : les exercices
imposés, très peu pour moi. Si d'ici la fin de l'année ce besoin d'écriture
ne revient pas, alors je mettrai un terme à ma carrière. A quoi bon durer ?
Pour gérer un patrimoine, un fonds de commerce ? On verra comment je me sens
d'ici quelques mois, après ce disque et cette longue tournée, on verra si
j'arrive encore à supporter ce milieu. Pour la première fois de ma vie, je
pense à mon avenir personnel. Il y a tellement d'autres choses à faire dans la
vie, tellement de métiers qui pourraient me procurer un bonheur identique.
Est-ce que je ne serais pas plus heureuse en bossant dans un café ?
Emmanuel Tellier, 19 avril 1995