Dry
(joyeux et) SAIGNANT
1992. Une grande année. La découverte, bien sûr, d'un Reservoir Dogs sans concession qui s'imposera très vite comme un chef-d'œuvre du film noir, révélant un cinéaste de 30 ans dénommé Quentin Tarantino. Mais aussi celle d'une certaine Polly Jean Harvey, sortie tout droit de la campagne anglaise et tout juste de l'adolescence, nous accouchant prématurément d'un premier album assommant, Dry comme la sécheresse dans le pire des déserts et à peu près aussi dur que l'écorce d'un peuplier. Prêts ou pas, vous allez déguster.
1. Oh my Lover
Autant casser le suspense d'entrée de jeu, comme le fait si bien la
demoiselle du Dorset : PJ Harvey est une sacrée fille (ou fille sacrée, au
choix). Dès les premières paroles ("You can love her / You can love me
at the same time"), on cerne tout de suite l'état d'esprit et la
manière d'être qui la caractérisent lors de l'enregistrement de ce premier
album : crus. Pas de place pour le plaisir et les subtilités que peuvent
parfois apporter le non-dit. Ici, tout est franchise et provocation, réalité
et dénonciation, combat et violence. Tout sera dit, sans exception. Et on ne va pas
s'en plaindre.
2. O Stella
L'une des preuves les plus concrètes, c'est évidemment O Stella,
où la jeune chanteuse expose sans mâcher ses mots sa propre vision de la
religion chrétienne. Dans un premier temps, elle nous explique comment tous les
autres ont l'air de se consacrer aux prières envers les personnages religieux
tels que Marie, mère de Jésus ("Just
hanging to a gold stone / Just hanging their face froze" = "Seulement
s'accrocher à une pierre dorée / Seulement s'accrocher à un visage
figé", 0'31"), puis elle nous dévoile ensuite sa façon bien
plus stimulante de voir les choses ("But I think I see her smiling
!" = "Mais j'ai l'impression de la voir sourire !",
dit-elle dans le refrain à 0'38").
Le moment le plus fort de ce morceau très court réside sans doute dans
l'explosion soudaine de la guitare électrique à 1'57" précise, d'une
dureté sans égal et que l'on aura largement l'occasion de recroiser (c'est
tout simplement le principal constituant de l'album), amenée par la phrase "Stella
Marie, you're my star... I pin you to my chest !" ("Marie,
t'es ma star... Je te plaque contre ma poitrine !"), résumant ainsi
toute la frustration contenue dans une adoration de la religion presque forcée qui est souvent
infligée aux enfants occidentaux dans leur éducation. Tandis que la grande mode est de
blasphémer à tout bout de champs en montrant des statues religieuses en train
de pleurer du sang, PJ Harvey, heureuse mais furieuse, balance un amour sauvage à
la bien triste Marie, femme-clé de la Bible qui en a
effectivement besoin ! Géant !
3. Dress
Dans ce morceau, PJ Harvey nous confie son opinion sur les robes de
soirées, et là c'est l'ironie qui se charge des meilleures moments. En se
placant dans un contexte de fête où elle est forcée de danser en robe pour
plaire aux mâles, la chanteuse nous confie ses impressions sur la sensation de
devoir porter ce vêtement, chose apparemment plus que difficile à endurer.
L'approche est vraiment très drôle et environ trois cent fois plus
divertissante que des horreurs sur le même sujet comme La Boom, ce qui
fait de PJ Harvey une personnalité environ trois cent fois plus intéressante
que Sophie Marceau (par exemple).
L'entendre dire "It's hard to walk in a dress, it's not easy"
(0'32"), "It's sad to see, lonely all this lonely"
(0'52"), ou encore "The dress is filthy !" (= "Une
robe c'est répugnant !") (2'08"), est à déguster sans
modération (ou, pour certain(e)s je suppose, à se manger dans les gencives
avec frustration). Puis, l'ironie prend une toute autre dimension et se montre
à la pleine lumière à partir de 1'42", lorsqu'elle se met à imiter,
avec un ton complètement stupide, son mec qui est fier de lui offrir tout un
tas de robes coquettes.
Le morceau se termine sur les accords de guitare violents de Robert Ellis,
principal musicien de PJ Harvey sur Dry (sans la compter elle bien sûr),
exprimant toute la nervosité qui attend à chaque nouveau track de pointer son
sale museau. Tout l'album est effectivement rempli de cette rage dévastatrice,
du début à la fin. C'est là tout l'intérêt et le mérite de ce CD : parler
du quotidien, de choses à priori "admises" et normales, et les cogner
à ce goût du conflit obligé et presque forcé, les remettant immédiatement
en cause. Ici, même une simple robe n'échappe pas à la règle, et relève du
vrai combat...
4. Victory
Ce morceau illustre particulièrement bien la formidable prise de son de Dry,
brute et sans aucun artifice, qui laisse cette impression de s'être cogner la
tête contre un mur à l'écoute de ces sonorités on ne peut plus sèches. Il
met aussi en avant le contraste qui se fait régulièrement sentir entre
l'intensité présente dans la voix de la jeune chanteuse, toujours constante, et celle des
instruments qui elle peut très facilement augmenter brusquement et exploser
littéralement en laissant, presque étouffée sous sa puissance épuisante, la
même petite voix énervée qui n'a quant à elle pas bougé. En témoigne
l'arrivée, à 1'02", d'une guitare lourde et imprévisible qui semble
envahir tout l'espace sonore, se renouvelant d'une manière identique à
1'28".
5. Happy and Bleeding
Happy and Bleeding résume à lui seul la sécheresse dans laquelle
baigne (que de paradoxes :-) la totalité de l'album : une sécheresse joyeuse
et saignante, vénèr' et saignante, une sécheresse hors-saison, arrivée trop
tard dans le rock'n'roll et partie trop tôt, un fruit sec à la fois florissant
(en ce début de carrière de l'artiste) et déjà pourri (par sa vision noire
et critique des choses, quelles qu'elles soient). Cela dit, une figue, c'est
excellent non ?
6. Sheela-Na-Gig
C'est cette véritable bombe qui fit le plus sensation en Angleterre, lors
de la découverte de PJ Harvey en 92. Quand on se penche sur les paroles, on
comprend pourquoi. Sheela-Na-Gig c'est bien sûr PJ Harvey à 21 ans, petite
furie provocatrice qui dévoile dans ce morceau sa personnalité spéciale et
son exhibitionnisme à elle. Avec des phrases carrément osées ("He
said : Wash your breasts, I don't want to be unclean" = "Il
disait : Lave toi les seins, je ne veux pas que tu me salisses"), PJ Harvey nous
explique clairement que son disque n'est pas érotique, mais nu. Énorme nuance
!
Car, elle le dit elle-même dans ses interviews, la nudité exposée au dos du
boîtier de Dry est strictement musicale, c'est un petit résumé de ce
que l'on trouve à l'intérieur : des sons bruts, rugueux, durs, osseux. Et si
l'on a le courage de venir s'y frotter, on se rend vite compte qu'il est
impossible de s'en tirer sans égratignures. Après, si c'est identique avec la
chanteuse elle-même, ce n'est pas nos oignons (zut alors ! :-).
Sheela-Na-Gig est structurellement parfait, si l'on prend pour
référence les exigences de l'album bien entendu. Les couplets, speedés et
privés de tout temps mort, ne proposent même pas l'occasion de souffler entre
chaque nouvel orage que constitue la venue du refrain. Si bien qu'arrivé à
deux minutes et quelques, la chanteuse anglaise n'a plus rien à dire,
visiblement pressée par peur de ne pas parvenir à tout caser, mais surtout
pressée de nous balancer directement dans la face ses propos crus, non
mâchés, à avaler tout rond. A l'image des phrases écourtées de la chanteuse
lors de son interview à propos de Dry,
Sheela-Na-Gig est bouclé avant même
que l'on ait pu anticiper la suite. Et hop, on passe à autre
chose.
7. Hair
Mais qui est Samson ? A vrai dire on s'en fout pas mal, car comme l'indique
le titre, le vrai sujet de ce morceau c'est la chevelure. On retrouve la même
manière sauvage de parler de quelque chose que dans Dress, sauf qu'ici,
au lieu de critiquer ce quelque chose, elle le veut, et elle l'aura de la
manière forte. Désirer quelqu'un pour ses cheveux, il n'y a que PJ Harvey pour
faire une chanson là-dessus, et c'est aussi pour ça qu'on l'aime.
Lors de l'arrivée du refrain à 1'24", qui relève brusquement le niveau
sonore du morceau en faisant dérailler l'ordre des couplets et leur sobriété,
on remarque avec plaisir le même grondement souterrain de la guitare basse que
lors du final agressif de Dress. Puis à nouveau, le calme des couplets
refait apparition à 2'17", nous faisant prendre conscience dans quel
ouragan on se trouvait ; mais il faudrait vraiment être naïf pour ne pas
s'attendre à une nouvelle tempête... à 2'45" par exemple. Le grand jeu
du changement radical de rythme et du déchaînement instrumental, quoi. Avec
une telle rage au ventre, on ne voit vraiment pas comment il pourrait ne pas
fonctionner.
8. Joe
Ouh là là, si Hair est une tempête, alors qu'est-ce que Joe
??? L'Apocalypse ? Pas très loin en tout cas. Un rythme effréné, une guitare
hard & speed (yes mister) qui emprunte à la fusion, des visions relativement dures et répugnantes ("Now
I
wash your feet / With my hair I'll mop them dry !" = "A
présent je te lave les pieds / Avec mes cheveux je les rendrais secs !"), et tout
ça pour devenir l'ami de Joe ?! Oui (bon bah oui alors hein...). Les bruits
grinçants que produit la guitare électrique sous la torture à partir de 1'58" tendent
à former un boucan à réveiller les morts, et on a étrangement l'impression
d'y reconnaître les sonorités électroniques du Paranoid Android de
Radiohead, qui interviennent de manière identique dans le vacarme total. A coup
sûr le titre le plus dérangeant et le plus extrême dans la brutalité du disque.
9. Plants and Rags
Vous êtes essoufflé ? Tant mieux, voici de quoi vous détendre... du
moins, par pour longtemps. Pour la première fois dans Dry, on entend une sonorité
dont on avait quasiment oublié l'existence : celle d'une guitare acoustique.
Débutant avec de belles paroles poétiques ("Plants and rags ease
myself into a body bag", puis "I dreamt of a man, he fed me
fine food, he gave me shiny things") et une belle homogénéité, le
morceau part peu à peu très habilement en vrille totale, et ce dès l'arrivée
du refrain, empreint d'un sombre pessimisme et qui grosso modo nous dit que l'amour
est impossible, que ce n'est même pas la peine d'espérer, que tout est foutu
d'avance.
Parallèlement à cette vague noire, un violon –
le plus sec que l'on ai jamais
entendu –
vient bouleverser l'harmonie musicale d'origine, se démultipliant à mesure que
les secondes défilent, se faisant de plus en
plus imposant, de plus en plus dissonant, de plus en plus assourdissant. De plus
en plus insoutenable. On a rarement vu une musique autant en accord avec le
thème développé. Rassurez-vous, depuis Dry, PJ Harvey a trouvé
l'Amour. Il n'y a qu'à entendre le tout récent This Mess We're In...
C'est tout le contraire !
10. Fountain
Fountain est un des seuls morceaux qui fournit une atmosphère un peu
spéciale, et non la brutalité habituelle du reste de l'album. Déjà, le son
des guitares, grave et inquiétant, dégage une impression qui sort de
l'ordinaire. Ensuite, la jeune Anglaise ne chante pas exactement pareil que
d'habitude, du moins pas dans les moments calmes dans lesquels elle prend une
voix aiguë, à l'image des "la la la la" étranges
(1'58"). Ce climat dense et déstabilisant installe une touche
dramatique très bien accueillie par le sujet de la chanson (la douleur de
l'amour superficiel et artificiel).
11. Water
"On en a marre que tu t'éternises à tout expliquer la Musique en
détails, Mad Dog !" (technique très efficace pour se convaincre de
faire un choix et prendre des décisions : faire parler l'internaute :-) Bon, ok
ok, je vais vous épargner le commentaire de Water. Je dirai simplement
que le strip-tease made in PJ on the beach est une nouvelle occasion de
faire parler la provoc', que la description de cette sensation singulière est
très bien vue et retranscrite par la miss, que les hausses et les baisses de
ton successives sont certainement les plus formidables de tout le CD (notamment
à 1'50", superbe, mais aussi à 3'00"), que la voix masculine sur la
fin de la piste est celle de Rob Ellis, à qui il ne faut pas oublier de
tirer le chapeau pour sa grande collaboration, et pour finir, que ce morceau est
vraiment excellent (enfin bon comme tous les autres en fait, mais c'est surtout
pour rajouter des mots inutiles histoire de saluer ma mauvaise foi, et
d'ailleurs ça marche parfaitement, tenez en ce moment même ce que vous lisez
n'a absolument aucune importance, mais avouez quand même que cette parenthèse
est la bienvenue, surtout qu'elle m'a permis de broder un bon paragraphe sur cet
excellent morceau qu'est Water :-).
1992. Plus qu'une grande année, une
naissance, une découverte qui bouleverse l'ordre des choses, dans la Musique,
dans l'Art, dans une vie. Ca y est, c'est dit : la musique de PJ Harvey, avec le
cinéma de Quentin Tarantino, occupe une place désormais indispensable et
irremplaçable dans ma vie ! (entre-autres, bien entendu)
Mais bon, je ne suis pas là pour parler de moi (enfin si un peu quand même, mais
point trop n'en faut). Dry, c'est un album éminemment important pour le rock
lui-même, et culte pour tout fan de PJ Harvey qui se respecte. Mais la raison
principale de cette réussite cinglante reste son unicité, qui réside
sûrement dans le fait qu'à la base, il n'était pas destiné à connaître un tel succès,
ni même à sortir des murs de la maison de la jeune Polly... Dry, un disque
pas vraiment artistique, un disque cru et intime, cueilli avant même d'être
mûr, un disque vivant et parlant, saignant et hurlant. En un mot, un
phénomène.
Mad Dog, mai 2001
- Une très belle photo de PJ Harvey parue dans les Inrockuptibles,
à l'occasion du numéro spécial 15ème anniversaire- Interview de la diva anglaise parue dans les Inrocks,
à l'occasion de la sortie de Dry- Love, Rage & Good Diseases, le section PJ Harvey de NO SURPRISES