Une saison blanche et sèche
PJ
Harvey, torse nu au dos de Dry, déjà disque de l’année :
"Cette nudité n’est pas la mienne, c’est celle de notre musique."
Entre lard – musique totalement dégraissée – et cochon – en pagaille
dans la nature – Polly Jean reçoit rustique dans sa morne plaine.
Yeovil,
bout du monde. Far-West, l’Ouest lointain, ou West Country, comme le décrivent
dédaigneusement les Anglais. Pour eux, l’équivalent de notre Bourganeuf,
Creuse. On se jurerait dans une mauvaise production italienne : Le Shérif de
Yeovil ou Fort Yeovil ne répond plus… Plus forte concentration de Range Rover
au monde.
Mais pas le Sentier, pas Deauville : voitures en tôle couvertes de boue,
transportant porcs, brebis, bottes en caoutchouc de rigueur agricole. Plus de
cochons dans les champs, abrités dans des cahutes droit sorties de La Guerre
du feu, que d’humains dans les rues. Pour venir ici, il faut contourner
les inquiétants rochers de Stonehenge et croire, comme dans le Berry, aux
sorcières et aux forces noires. C’est dans le roc – papa excave, maman
grave, Polly sculpte – qu’est né le rock de PJ Harvey. Musique de l’âge
de pierre, rustique jusqu’au rudimentaire. On est dans les terres désolées
de Thomas Hardy, rien ne semble avoir changé depuis Tess d’Uberville : "De
tous les lieux mornes et désolés de la région, celui-ci était le plus
déprimant. On ne peut pas être plus loin de la beauté que les artistes et les
amoureux de la nature recherchent dans la campagne. C’était une beauté
négative, tragique." Yeovil, salle des pas perdus : quelques jeunes
tentent d'oublier leur désœuvrement en se réunissant autour d’une église
austère. Mais l’ennui, vainqueur il est à chaque fois. Alors on va au Tesco,
supermarché téléporté du Colorado, symbole obscène de modernisme dans une
campagne oubliée. Il n’y a rien à faire et c’est pour ça que PJ Harvey
aime sa nature. Polly Jean se plaît à dire at home, "à la maison",
comme si la porte fermée de la ferme familiale suffisait à repousser la
vacuité que sa fonction devrait imposer. A double tour, retirée dans une
chambrette qui a vu naître les terribles Dry ou Happy and bleeding.
Une vraie méfiance de cul-terreux, on imagine presque les gousses d’ail sur
le portique, pour repousser le Malin. L’Angleterre profonde n’aime pas
parler. PJ laisse à Londres les discours récités de pop-stars plus
concentrées sur leur image publique que sur leurs disques. Elle estime
n’avoir rien à vendre et ne nous parle que du bout des lèvres. Un pub
lugubre et anonyme – "C’est là que je venais quand je séchais
l’école" – pour rendez-vous imposé – "Si ça ne tenait
qu’à moi, je ne serais jamais venue vous voir." 22 ans, un aplomb
intimidant et des yeux à faire baisser les regards les plus bravaches : PJ
Harvey se battra jusqu'au dernier pour repousser les intrus.
Sorcière bien aimée.
PJ Harvey : On ne peut pas dire que je sois particulièrement heureuse du succès de notre album Dry. Bien sûr, je suis contente que des gens l’achètent. Mais en même temps, je n’arrive pas à m’habituer, à me faire à cette idée de réussite. Je n’étais pas prête pour ça et je vis une période très difficile. Le pire moment de ma vie. Je n’arrive pas à concevoir que des chansons si personnelles, écrites dans ma chambre, finissent chez n’importe qui, dans le pays entier… Ça me perturbe énormément. La presse me fait beaucoup de mal. Je commence juste à réaliser à quel point les gens peuvent être tordus. Ils donnent une image totalement falsifiée de moi, me déçoivent beaucoup. J’ai perdu beaucoup d’illusions, j’en suis venue à haïr les interviews… Maintenant que je suis en position de force, je vais en profiter pour refuser ce jeu stupide. Si je fais de la musique, c’est uniquement parce que j’aime jouer, pas pour me vendre. Ça ne m’intéresse absolument pas de voir ma photo dans les journaux. C’est très dangereux pour ma musique. Je voudrais pouvoir m’y consacrer beaucoup plus, ne pas ressentir ce dégoût, cette lassitude. Je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait. Je ne pensais pas finir ainsi sur le sable de l’arène.
Tu vis en rase campagne.
Comment le succès a-t-il pu affecter ta vie quotidienne ?
Ma vie a été bouleversée. Parfois pour le meilleur : maintenant, il m’est
très facile de ne penser qu’à la musique, d’en vivre. Et c’est ce que
j’ai toujours voulu faire. Mais la plupart du temps, c’est pour le pire.
Pour la première fois de ma vie, je sais qui sont mes vrais amis, les masques
sont tombés… Ça m’attriste beaucoup, certains d’entre eux me regardent
d’un autre œil. Ils sont tellement convaincus que j’ai changé qu’ils
finissent pas changer eux-mêmes. Mes anciens copains d’école, ceux qui me
bousculaient dans les couloirs, me traitent maintenant avec respect, comme si je
n’étais plus humaine, me demandent un autographe. Je déteste ce genre de
situation. C’est pour ça que je vous reçois ici, à Yeovil, et pas dans mon
petit hameau. Là-bas, les gens ne nous laisseraient pas tranquilles une
seconde.
Beaucoup de musiciens
acceptent le succès comme une confirmation de leur talent. N’as-tu pas besoin
de reconnaissance ?
Je n’ai jamais eu besoin qu’on me confirme que notre musique est bonne. Je
ne pense pas qu’elle l'est, de toute façon. Que des gens achètent Dry
ne change en rien ce que je pense du disque. Je n’arrive pas à comprendre
comment les gens font pour l’aimer autant. Ce n’est qu’un point de départ,
rien de formidable. Ce que j’écris en ce moment est bien meilleur. Et même là,
rien ne me plaît, tout me déçoit. Je ne tire aucune satisfaction de mon
travail, uniquement de la frustration. Les chansons de Dry ne valaient le
coup qu’à l’époque où je les ai écrites. Mais j’ai beaucoup appris
depuis, ces morceaux sont des antiquités pour moi. J’ai déjà écrit le
deuxième et le troisième album dans mon cerveau, je sais exactement où je
veux aller. Je ne veux pas rester coincée sur Dry.
Deux albums déjà prêts
: peu de groupes peuvent se vanter d’une telle facilité d’écriture.
Mais ce n’est pas facile, jamais ! C’est épuisant, déprimant, ça me rend
folle. Je finis par me détester à chaque fois que j’écris. Je suis dans une
de ces périodes aujourd’hui : je me sens bonne à rien, nulle… C’est
comme ça depuis le premier jour, je suis incapable d’être contente de moi.
Je m’attendais à ce que les choses empirent, à subir des pressions
maintenant que nous avons signé avec Island et que nous devons sortir un album
en début d’année prochaine… Mais non, rien n’a changé, c’est toujours
aussi épuisant. Et puis, j’ai une motivation supplémentaire aujourd’hui :
je sais que mes chansons seront entendues. C’est la première fois que j’écris
en le sachant. Aucune des paroles de Dry n’était censée être
entendue par qui que ce soit. J’avais besoin de me parler, c'est tout. J’ai
toujours aimé écrire, de la prose ou même de la poésie. Les mots m’ont
toujours fascinée. Et le jour où on m’a donné ma guitare, il m’est apparu
naturel d’écrire des textes à mettre en musique. Personne n’avait le droit
d’entendre mes chansons. Je les considérais comme un face à face avec moi-même,
une nécessité. J’ai toujours eu besoin de me retrouver face à une feuille
de papier. Ce n’est pas vraiment une thérapie, puisque rien n’a encore été
guéri… La thérapie, c’est de jouer en concert. Là, oui, j’ai
l’impression de me soigner, d’aller mieux. C’est là où je trouve le plus
de plaisir. Ce n’est pas seulement une façon d’expulser ma colère et ma
frustration, c’est également la joie simple de rire et de s’amuser. Ma
source principale de bonheur.
J’ai essayé de quitter la campagne du Dorset et de m’installer à Londres.
J’ai vécu là-bas pendant six mois, mais je n’ai pas pu tenir. Il me
fallait revenir ici. C’était la première fois que je quittais la maison, mes
parents. Et tout m’est tombé dessus : le disque, la presse, le succès…
C’était trop lourd à porter pour moi, il me fallait revenir au pays. J’ai
besoin de vivre loin de toute cette agitation, de ne pas faire partie du
music-business. Ces gens-là m’écœurent, ils m’ont montré à quel point
tout dépendait de l’argent dans la musique. J’ai perdu beaucoup de ma foi
en la nature humaine depuis que je suis allée à Londres. Les hommes m’ont
beaucoup déçue. Je préfère de loin vivre ici, avec mes parents.
Leur protection te
manquait-elle ?
Je n’ai jamais été une enfant couvée, protégée. C’est une image que la
presse essaye de me coller, complètement fausse. Je n’ai jamais vécu
recluse, il y avait toujours plein de monde à la maison. Mes parents
organisaient des concerts de jazz et de rhythm’n’blues dans les villages des
alentours et les groupes dormaient à chaque fois chez nous. Nous affichions
complet tous les week-ends, les groupes de Londres se battaient pour venir ici.
J’ai du mal à
t’imaginer des bottes en caoutchouc aux pieds, dans les champs.
C’est pourtant mon image crachée ! J’adore la nature, les animaux. Les
champs, les bottes en caoutchouc, c’est toute ma vie (sourire)… Je
m’occupe sans arrêt des moutons : je leur donne à manger, j'en nourris
certains au biberon, m’occupe de l’agnelage. Je me promène à cheval, fais
de longues promenades à pied, voilà mes activités favorites. Je me lève très
tôt le matin, joue de la guitare pendant des heures, m’occupe de la maison,
du jardinage, aide mon père pour l’agnelage quand c’est la saison – comme
c’est le cas en ce moment. Les animaux sont une compagnie merveilleuse :
j’ai deux chats, quelques moutons, des poules. Nous avions un chien et des
vaches, mais ils sont morts. Je préfère nettement être avec eux qu’avec les
gens du show-business. Je n’aime pas la foule, les gens. J’ai besoin d’être
seule, au calme. J’aime le silence, ne voir personne.
On évoque souvent la
frustration des jeunes vivant dans les petites villes provinciales : impression
d’être oublié, pris au piège.
C’est quelque chose que j’ai également ressenti. Il y a eu des périodes
d’énorme frustration. Mais tout ceci a été balayé le jour où j’ai déménagé
à Londres. J’ai alors commencé à apprécier ma campagne à sa juste valeur.
Même si j’ai parfois le sentiment de vivre isolée du reste du monde, je
pense que c’est un avantage. Ça me pousse à l’extrémisme dans beaucoup de
domaines… Je cherche à obtenir le maximum dans tout ce que je fais.
Aujourd’hui, c’est la musique. Je ne sais pas ce que ce sera dans cinq ans.
Je veux que notre musique devienne de plus en plus extrême. Je crois que
c’est une réaction normale lorsque tu as vécu une enfance comme la mienne,
loin de tout, loin de tous. Ça te force à vivre tes passions jusqu’au bout.
C’est la seule façon de satisfaire mes besoins. Même si je n’y suis pas
encore parvenue. Alors j’essaye, encore et toujours. Quitte à me rendre folle
de rage.
Cette frustration
n’est-elle pas encore pire pour les filles, à la campagne ? On attend
d’elles qu’elles deviennent de bonnes ménagères, de bonnes mères, sans
ambition.
On attend encore plus des filles qu’elles se conforment à des stéréotypes,
c’est vrai. Hier soir, dans le petit pub de mon village, la patronne racontait
que le rôle d’une femme était de cuisiner, de faire le ménage, pas de
travailler… Ma famille ne l’entendait pas de cette oreille, ils se sont
engueulés. Et moi, j’étais là, au milieu, je ne pouvais rien dire. Les gens
d’ici sont comme ça, c’est tout. Ça ne rend pas spécialement les choses
plus difficiles pour des filles comme moi, ces stéréotypes sont faciles à
refuser. Personne ne t’oblige à tomber dans cette facilité, cette paresse.
Je ne me suis jamais considérée comme une rebelle, en lutte contre la société.
Après tout, ce sont peut-être les autres femmes qui sont des extrémistes et
moi qui suis normale. Toutes les filles avec qui j’étais à l’école
refusaient de devenir des ménagères, elles ont toutes réussi à s’en sortir
d’une façon ou d’une autre. Je ne me suis jamais senti prisonnière de la
mentalité du coin. Sauf vers 15 ans… Là, oui, je me sentais prise au piège,
je voulais partir en courant. Les villes me fascinaient, j’en rêvais. Venir
ici, à Yeovil, était déjà pour moi une expédition, un grand jour.
J’allais à la ville, il y avait des magasins, toutes ces choses que l’on ne
voyait jamais au village. J’étais effrayée de voir tant de gens, tant de
choses.
Comment envisageais-tu
alors l’avenir ?
Ça changeait sans arrêt. Pendant des années, ma seule ambition était de
devenir vétérinaire. Puis infirmière. C’est vers 11 ans que j’ai commencé
à me passionner pour la musique. J’ai alors appris le saxo et puis joué dans
quelques groupes de jazz. J’ai même fait assez longtemps partie d’un big
band (sourire)… Puis je me suis mise à la guitare et j’ai compris que la
musique me plaisait plus que tout. Ma dernière passion en date était la
sculpture. L’année dernière, j’ai même décroché une place dans une école
londonienne. Mais le disque est arrivé et mes études sont tombées à l’eau.
Sans lui, j’étais partie pour trois ans d’études de sculpture.
Etais-tu heureuse d’être
une petite fille ou plutôt un garçon manqué ?
J’étais un véritable garçon manqué, jusqu’à l’âge de 14 ans, le jour
où j’ai porté une jupe pour la première fois de ma vie. Je rêvais d’être
un garçon, ça en devenait presque une maladie. Mes seules fréquentations étaient
les copains de mon frère. Il n’y avait pas la moindre fille dans notre bande,
il n’y en avait d’ailleurs aucune dans le coin. Je n’ai jamais eu la
moindre copine, les filles ne m’intéressaient pas et m’étaient totalement
étrangères. Etre garçon manqué à ce point-là, c’est à la limite du
malsain. Tout ce qui m’intéressait était de jouer à la guerre avec les gars
du village. Nous construisions des camps militaires dans les champs, nous nous
battions sans arrêt. Je ne voulais surtout pas de filles autour de nous, elles
m’emmerdaient avec leurs conneries de poupées.
Ça n’inquiétait pas
tes parents ?
Je ne leur ai jamais posé la question. Je leur demanderai ce soir en rentrant
à la maison. Mais ils ont dû s’inquiéter quand ils m’ont vue atteindre
ainsi l’âge de 14 ans, toujours en garçon… Mes parents n’étaient pas du
genre à me faire la morale. Ils étaient très ouverts, directement issus de la
génération hippie. Je pouvais faire ce que je voulais, ils ne m’ont jamais
poussée dans une direction précise. Pour eux, les enfants doivent faire ce
dont ils ont envie, quitte à apprendre de leurs erreurs. Ils sont ravis que je
gagne ma vie en faisant de la musique, ils viennent souvent me voir en concert,
m’ont toujours soutenue. C’est d’ailleurs pour maman que j’ai enregistré
une reprise du Highway 61 revisited de Dylan. Pour elle, il est une sorte
de dieu, une icône. L’unique raison pour laquelle ils organisaient des
concerts dans les salles des fêtes des villages des alentours est qu’ils
voulaient que la musique parvienne jusqu’ici, faire vivre cette région. Et le
public se déplaçait en masse pour ces groupes. Tous ces musiciens de blues ou
de boogie-woogie venaient ensuite dormir à la maison. J’avais 10 ans et
j'adorais leur compagnie. Ils me donnaient des leçons de saxophone, je ne
jurais que par le blues. Les voisins nous regardaient d’un sale œil, nous étions
la famille de hippies pour eux. Mon père exploite une carrière de grès dans
laquelle mon frère est chef d’équipe. J’y ai travaillé moi-même pendant
un an, je livrais les pierres. Mais ça me rendait malheureuse, j’avais
l’impression d’être dans une impasse, je suis donc partie étudier.
Les hippies étaient une réaction
à la génération d'après-guerre, celle de leurs parents. Y avait-il la
moindre discorde entre vous ?
Il n’y avait aucune raison de me rebeller. Nous nous engueulions, mais pas de
façon anormale. Je me rendais compte de ma chance à l’école, quand je
voyais comment les autres enfants étaient éduqués. Les autres ne savaient
jamais sur quel pied danser avec moi, ils croyaient que j’étais un petit garçon.
La plupart du temps, j’avais les cheveux rasés… J’étais montrée du
doigt, ils me trouvaient bizarre. Mais je trouvais tout ça normal, je ne me
suis jamais considérée comme un animal rare, comme quelqu’un d’unique. Je
suis banale. Avant la musique, je n’avais pas la moindre passion. Je passais
ma vie à lire, c’est tout ce qui m’intéressait… Burroughs est mon auteur
favori. J’aime l’absence de tabous de ces auteurs américains, qu’ils
appellent les choses par leur nom. Ils ne connaissent pas notre pudeur, vont au
bout des choses.
Il existe une forte
tradition féministe dans la littérature anglaise, la Virago Press.
T’attirait-elle ?
Je n’ai jamais lu le moindre de ces livres. Le féminisme est un concept
beaucoup trop vaste et collectif pour moi. Je ne peux comprendre les choses
qu’au niveau individuel, à une petite échelle, la mienne. Ce n’est pas de
l’égoïsme, mais je suis incapable de penser de façon globale.
Tu vis entourée
d’objets bizarres. On jurerait des runes, des talismans, les objets d’un
culte.
(Gênée)… Je ne suis pas superstitieuse. Mais j’ai une fascination réelle
pour les objets qui me font plaisir à voir. Et il se trouve que la plupart de
ces objets sont religieux. Je me suis pendant longtemps passionnée pour la
religion, je passais mes nuits à lire la Bible. Je pensais y trouver toutes les
réponses, tout comprendre. Personne ne m’a donné le moindre rudiment de
religion, il a fallu tout apprendre seule. Tant de choses ont été dites et
faites au nom de ce livre, je devais savoir ce qu’il contenait.
Ces lectures seront-elles
accompagnées d’un sentiment de culpabilité ?
Non, je n’ai jamais été écrasée par un tel sentiment. Mais j’ai mes
valeurs, je reste fidèle à une moralité. Je ne comprends même pas qu’on
puisse la mettre en doute.
Tes paroles sont très
crues, très personnelles. N’es-tu pas parfois gênée de les chanter en
public ?
Ça ne m’arrive jamais. Quand j’écris ces paroles, elles sont très
personnelles. Mais elles ne m’appartiennent plus dès que je les chante en
public. C’est comme si une personne différente s’en emparait alors. Ça
devient du spectacle, ces mots m’échappent… Plus le temps passe, moins je
me sens proche d’eux, si bien que certaines de mes chansons ne signifient
aujourd’hui plus rien pour moi. Si je les sens trop éloignées de moi,
j’arrête de les jouer, à tout jamais.
Pourrais-tu parler aussi
ouvertement de sexualité avec tes amis que tu le fais dans tes chansons ?
Non. Dans mes chansons, je me contente de discuter avec moi-même. Les autres,
les amis, ne comptent pas. C’est pour moi et moi seule que j’écris. Mais la
sexualité, je pourrais facilement en parler avec des gens, ça ne me dérange
pas. Je trouve très étrange que les Anglais refusent systématiquement
d’aborder le sujet. Personne ne trouve ça choquant en France mais ici,
c’est tabou. Je ne comprends pas que mes paroles aient provoqué tant de
remous, je les trouve très soft. M’accuser, moi, de pornographie, quelle
farce !
Chanter de telles paroles
face à un public presque exclusivement mâle te procure-t-il un plaisir
particulier ?
C’est grâce à ça que les chansons fonctionnent. C’est un plaisir de
chanter Sheela-na-gig ("Regarde ces hanches fertiles, regarde ces lèvres
écarlates…") face à des hommes. Mais le but n’est jamais de les
mettre mal à l’aise. Te voir baisser les yeux ne me procure pas de plaisir
particulier. Je suis juste contente de faire réagir les gens, qu’ils se
taisent lorsque je chante. En les troublant, je les force à m’écouter avec
plus d’attention. Mais il n’y a pas de jouissance à intimider les hommes en
face de moi. Toute réaction à ma musique me fait plaisir, que ce soit la
timidité, un bon gros rire ou une insulte. L’autre jour, un type m’a traitée
de "miserable cow" (vache misérable) au milieu d’un concert, ça
m’a fait plaisir.
Avec le risque d’attirer
des pervers.
J’en ai déjà eu quelques-uns. Ils viennent me voir à la fin des concerts,
m’envoient des lettres stupéfiantes… Je ne pense même pas que leur réaction
soit motivée par mes paroles, juste par les photos qu’ils ont vues. Je ne
m’attendais pas à ce que les gens soient si possessifs, à ce qu’ils
passent autant de temps à penser à moi, seuls chez eux… Leurs lettres
m’effraient, car je les sens obsédés.
Des paroles comme les
tiennes attirent forcément ce genre de fantasmes.
Pas seulement les paroles, l’image également. Mais ce n’est pas un but que
je recherchais. Tout est mal interprété, je le prends comme un grave échec
personnel. Le dos de la pochette de Dry ne peut pas mieux coller avec la
musique qui est à l’intérieur (Polly, torse nu dans une baignoire)…
C’est aussi simple que ça : ce n’est pas un portait de moi, mais un
portrait de notre musique. Cette nudité, c’est la sienne.
La couverture du NME, où
tu apparais là encore torse nu, a fait scandale, surtout chez les féministes.
On a du mal à croire que ce choix puisse être si naïf.
Les réactions engendrées par cette couverture ont été grotesques. Pour moi,
ça ne signifiait rien du tout, juste une session photo sans importance. Là
encore, j’ai échoué, les gens n’ont vu que les mauvais côtés, pas le but
que je recherchais. Je pensais sincèrement que je rendais justice à notre
musique, que cette photo expliquait parfaitement notre disque. Mais c’est un
fiasco, les gens n’ont retenu qu’une image, que personne n’a reliée à la
musique. Et puis, il y avait une ironie que personne n’a voulu voir. Les gens
s’attendent trop à ce que je sois sérieuse, le porte-parole de ma génération,
toutes ces conneries. Ils ne me donnent même pas le droit à l’humour.
L’image publique
est-elle totalement fausse ? Serait-on surpris, au quotidien, par ton humour, ta
légèreté, un côté bon enfant ?
Cette PJ Harvey que je vois décrite dans les magazines, ce n’est pas moi,
elle n’a aucun rapport avec celle que je connais. Mais ça me convient
parfaitement, je peux encore mieux prendre mes distances. Les gens seraient
surpris, car ils pensent me connaître par la presse, qui ment. Au fond de moi-même,
je suis très violente. Mais cette frustration s’accumule, s’entasse et ne
surgit que dans ma musique. Voilà pourquoi j’ai tant besoin d’elle.
Sinon,j’exploserais. Le groupe est ma seule soupape.
Je n’ai jamais fait partie d’un quelconque mouvement. De toute façon, il
n’y avait pas de mouvement dans mon village. Alors j’écoutais les disques
seule. Uniquement ceux de mes parents, ils suffisaient largement à mon bonheur.
Au bout de quelques années, j’ai rencontré Automatic Dlamini, un groupe
local avec lequel j’ai longtemps joué. Avec eux, nous enregistrions sans arrêt.
Nous avions largement de quoi faire un album, mais ça n’intéressait
personne. Aujourd’hui, beaucoup de gens aimeraient récupérer les bandes et
les sortir, mais je fais confiance au groupe. Ils sont trop honnêtes pour me
faire ce sale coup. Je jouais de la guitare dans les pubs, c’est là que leur
chanteur m’a trouvée et m’a demandé de rejoindre son groupe. J’ai alors
découvert les Pixies, Tom Waits et Nick Cave, qui m’ont vraiment impressionnée.
Ils sont plus âgés que moi, autour de la trentaine, et ont tous
d’incroyables discothèques.
Avant eux, uniquement les
disques de jazz et de blues de papa et maman ?
Oui, ainsi que les vieux Rolling Stones, vers lesquels je finis toujours par
revenir. Il n’y avait rien d’autre pour moi. Je n’allais jamais en boîte,
vu qu’il n’y en avait aucune. Dans les disques de mes parents, il y avait également
Captain Beefheart, c’est lui que j’ai le plus écouté dans ma vie,
aujourd’hui encore.
Tu n’as donc jamais eu
à explorer. Les disques t’arrivaient tout cuits.
J’avais mes guides spirituels, je n’ai jamais acheté de disques de ma vie.
Ils étaient toujours à ma disposition, je n’avais pas besoin de plus. Je
n’ai jamais eu cette soif de découvrir encore et toujours. Je n’ai déjà
pas le temps d’écouter tout ce qu’on me prête. J’essaye de rattraper le
temps perdu, d’écouter ce qui se passe aujourd’hui. Mais je ne suis pas
convaincue par ce que j’entends.
As-tu un quelconque intérêt
pour le rock au féminin ?
Ça ne m’a jamais intéressée. On me ressasse à chaque fois l’histoire de
Patti Smith. Tu peux demander à mon manager. Je ne l’ai entendue qu’une
seule fois dans ma vie, c’était Horses, dans sa voiture. J’ai trouvé
ça magnifique et je voudrais bien l’écouter calmement, mais on ne m’en
laisse pas le temps. C’est ridicule, tout ce temps que j’ai consacré à
dire que je n’ai jamais entendu Patti Smith, j’aurais dû le passer à écouter
ses albums. Je n’ai même jamais vu la moindre photo d’elle, je voudrais
savoir à quoi elle ressemble. Je suis donc incapable de dire si les
comparaisons sont justifiées ou non.
On sentait ses chansons
poussées par la colère. Un ton très direct, une musique totalement épurée,
voilà ce qui vous rapproche.
C’est la colère qui motive mes chansons, je ne ressens pas le besoin de les
mettre en forme, de les maquiller. Le travail de production, d’arrangement, je
le fais dans mon cerveau. Si une chanson en sort, c’est qu’elle est finie,
prête à être enregistrée. Pas question de la bricoler, de la modifier. Mais
je sais que je changerai dans le futur. La simplicité, cette nudité venant
directement du blues, est ce qui convient le mieux à mes chansons
aujourd’hui. A la maison, on ne parlait pas beaucoup, on ne gâchait pas les
paroles inutilement. On ne se disait que le strict minimum, si bien que
lorsqu’un de nous parlait, on l’écoutait, car il allait droit au but.
J’espère vraiment que cette économie de mots se retrouve dans mes disques,
c’est ce que j’essaye de faire. Dégraisser, encore et toujours. Mais je
n’y arrive jamais. Je voudrais parvenir à éliminer tout ce qui est inutile
dans nos disques, qu’ils soient encore plus nus, plus simples et donc plus
puissants. L’important n’est pas ce qui est dit, raconté, discuté, mais ce
qui ne l’est pas. Je passe donc ma vie à me censurer, à effacer mot après
mot. Mais dans quelques années, j’aurai sans doute envie de plus d’espace.
N’oublie pas que j’ai joué pendant des années dans un big band, que
j’adore les orchestres symphoniques. Mes chansons évolueront peut-être dans
cette direction.
On te sent pourtant fascinée
par la guitare.
Ma guitare comptait plus que tout pendant mon adolescence. Je me la suis fait
voler il y a quelques jours, ce qui explique ma mauvaise humeur. Une Gretsch
magnifique, sur laquelle j’ai écrit toutes mes chansons, j’y tenais comme
à un ami. J’ai vraiment l’impression d’être en deuil, c’est pour ça
que je suis tout en noir aujourd’hui. Mon meilleur copain est mort.
Tu évoques dans Sheela-na-gig
le thème de la maternité. Est-ce une préoccupation importante ?
Jusqu’à présent, je répondais toujours non. Mais je n’en suis plus si
certaine. C’est une idée assez attirante, je m’imagine bien en mère de
famille dans quelques années. Pourquoi, tu as une proposition à me faire ?
Jean-Daniel Beauvallet, juin 1992