Une histoire simple

 

Nomade par religion, PJ Harvey frappe une fois encore où on ne l'attendait pas : loin de la sophistication claustro de ses derniers albums, Stories from the city, stories from the sea impressionne par sa brutalité, mais aussi par sa sérénité et son euphorie toute personnelle. Comme si, revenue du chaos et désinhibée, cette fille de l'air le contemplait désormais avec sagesse du haut d'un gratte-ciel.

 

Rencontrer PJ Harvey à domicile, dans le cosy et verdoyant Dorset où elle est née, c'est se retrouver au pied d'une évidence aussi haute que les falaises abruptes qui frangent la côte de ce petit coin d'Angleterre : PJ Harvey n'est pas vraiment d'ici. Liane sombre aux yeux énormes, sèche et intense, elle ne ressemble pas aux familles de porcinets grassouillets, la tignasse blonde et les joues roses pour tout le monde, qu'on voit s'égayer sans conviction aux abords de la fête foraine top-déprime de la station balnéaire voisine.
Polly Jean Harvey est une gitane, une fille des airs. Ici, elle possède une maison avec vue sur la mer, et elle a des vues sur la mer, elle ne fait que passer, des valises à la main ou sous les yeux. Pour trouver quelque chose ou quelqu'un qui rappelle, ou explique, la présence de PJ Harvey dans cette tranquille campagne anglaise, on aurait pu s'adresser à un historien local ("A-t-on brûlé des sorcières dans le Dorset ?", lui aurait-on demandé). On préfèrera changer de perspective, escalader la falaise à la rencontre de l'altitude, du vent violent et du grand oiseau qui semble narguer la peur du vide : la mouette. Avec Stories from the city, stories from the sea, son nouvel album voyageur, PJ Harvey ressemble aujourd'hui à une mouette. A ceci près qu'elle chante infiniment mieux qu'une mouette.
Vierge folle et femme fœtale au moment de ses arides premiers albums, franchement femme fatale sur le voluptueux To bring you my love, un peu taupe à l'époque du confiné Is this desire?, PJ Harvey semble aujourd'hui libre et portée par le vent. L'album commence par le puissant Big exit, où la voix tombe comme la foudre sur des rafales de guitare. Il se terminera en plein soleil avec We float. Entre les deux, le splendide blues rouge sang de Beautiful feeling, quelques titres qui ressemblent au lever du soleil sur Manhattan (et donc à Patti Smith), le duo escarpé avec Thom Yorke, des chansons brumeuses ou fiévreuses, entre apesanteur et déchirement : un grand disque de rock incandescent, intelligent et indompté.
PJ Harvey a fait ses trucs à trois, guitare-basse-batterie, cousu main avec les vieux complices Rob Ellis (batteur du premier album) et Mick Harvey (Nick Cave & The Bad Seeds, aucun lien de parenté), entre le Dorset et New York. De fait, Stories from the city, stories from the sea est un album qu'on pourrait lancer comme un freesbee depuis les falaises du Dorset, en imaginant qu'il atterrira un jour sur la terrasse d'un gratte-ciel de Manhattan. Ou même qu'il reviendra, comme un boomerang, parce qu'il est aussi un disque de retour aux sources, à la fois dépassement de soi et fidélité à soi-même.
La ressemblance de cet album avec le classique Dry (premier album, 1992) est flagrante, voire déflagrante sur Big exit et Kamikaze, remake du furieux Sheela-na-gig de ses jeunes années. Ici, Polly Jean retrouve sa guitare et son feu intérieur, une façon de faire irradier la colère, de faire cingler la simplicité qui n'appartiennent qu'à elle, qu'elle n'aurait jamais dû abandonner.
Après avoir parfois théâtralisé sa personne et sa musique à outrance (on se souvient de la triste époque où PJ Harvey et Courtney Love semblaient faire un concours de photos de mode moche dans la presse anglaise), PJ laisse tomber le déguisement, elle semble avoir trouvé ici une bonne mesure, une harmonie idéale entre ce qu'elle est et comment l'exprimer. Stories from the city, stories from the sea est comme un retour à un chez soi quitté dix ans plus tôt en claquant la porte. Revenir, histoire de montrer que tout va mieux, qu'on a franchi un cap (de bonne espérance), qu'on a enfin trouvé son rythme et sa direction sur les chemins ingrats de la quête de soi. Aujourd'hui moins femme au bord de la crise de nerfs que fille du bord de mer, PJ Harvey a trouvé une issue, la Big exit du premier titre de l'album. A la fin, elle chante "we float, take life as it comes", "on flotte, on prend la vie comme elle vient".


PJ Harvey – Quand j’ai fait Dry, je ne pensais pas faire de second album : je croyais que personne n’achèterait ce disque. Ce n’est que très récemment, depuis deux ans environ, que je me suis dit "c’est ma vie d’écrire des chansons et de faire des disques, et je suis heureuse qu’il en soit ainsi". Avant, je craignais la lassitude, qu’elle vienne de moi ou de l’extérieur. J’ai fini par accepter que la musique était ce que je voulais faire, que j’avais des choses à dire qui valaient le coup d’être entendues. Ce nouvel état d'esprit, qui tient sans doute au fait de vieillir, à l’expérience, a changé beaucoup de choses. J’ai des idées sur la vie, et sur ma place dans la vie, plus positives que par le passé. Depuis que j'ai commencé la musique, c'est ce qui a été le plus gratifiant : m'accepter en tant que musicienne, me reconnaître comme telle.

As-tu des regrets, te sens-tu parfois nostalgique ?
Non, j’ai traversé des moments difficiles, j’ai fait des erreurs, mais ce sont aussi elles qui m’ont conduit où je suis maintenant. Et je suis fière d’être où je suis. Je suis nostalgique dans le bon sens, parce que j'ai de bons souvenirs. Faire la première partie de Bob Dylan en 1995 à Los Angeles fut un de mes grands moments. J'aime aussi me souvenir de Dry parce qu'il est plein d'innocence. Mais je ne voudrais pas revivre ce que j’ai déjà vécu. Je suis heureuse dans le présent, j’ai toujours aimé vivre le moment présent.

L’euphorie en plus, ton nouvel album rappelle par sa brutalité Dry, ton premier disque.
La ressemblance peut s'expliquer simplement. Quand j’ai commencé à composer, mes chansons étaient très simples, naïves. Avec le temps, elles sont devenues plus cérébrales, plus complexes, j’ai perdu la simplicité de l’enfance. Aujourd’hui, je pense être allée assez loin dans la complexité pour pouvoir revenir à la simplicité. J’ai envie de dire l’essentiel, de la manière la plus simple. C’était le cas à l’époque de Dry, et c’est peut-être ce vers quoi je commence à retourner doucement en vieillissant. Pour autant, je n’ai pas l’impression de boucler une boucle : je me sens toujours en progression. Il y a huit ans, je n’aurais pas eu le bagage pour faire un disque comme Stories of the city, stories of the sea. Même musicalement.

Sur ce point, en quoi as-tu changé ?
Quand j’ai enregistré Dry, j’étais contre toute production. Je m'étais présentée à l’ingénieur du son en lui disant : "je ne veux aucun effet sur le son ou la voix. Enregistre uniquement ce qu’on joue". J’étais très puriste. Mais pour aller de Dry à To bring you my love, un disque très produit, c’est forcément que j’ai changé. J’ai travaillé dans des états d’esprit différents. Pour le nouveau disque, les chansons étaient plus simples, je ne voulais pas qu’elles sonnent fabriquées, mais qu’elles collent au son des instruments. Néanmoins, cet album est produit, les mélodies sont plus complexes et le son plus riche que sur Dry.

Pourquoi es-tu partie à New York pour travailler sur l'écriture ?
Je suis attirée par le style de vie gitan, nomade. Voyager, bouger, garder les yeux grands ouverts a toujours été stimulant pour moi et mon écriture. Je pense que je pourrais vivre sans attaches, je ne peux pas affirmer qu'un endroit est vraiment chez moi. Ma vraie maison, c'est moi, ce que je suis à l'intérieur. Tout le reste change. Et ce n'est pas nouveau. Si je regarde en arrière, je vois que j'ai fait tous mes disques dans des environnements différents, à Londres, dans le Dorset, à Bristol… Chaque album dans un endroit différent. New York, j'y avais passé un mois début 98, quand je travaillais sur un film avec Hal Hartley. Ce séjour m'avait vraiment donné envie de vivre à New York, pas seulement pour y travailler, mais pour m'y installer, absorber l'environnement. J'y ai finalement passé neuf mois, en vivant à la limite du Bronx et de l'Upper West Side. Quand je marchais dix blocks vers le Nord, je me retrouvais dans un quartier d'une pauvreté effrayante. Et si je marchais dix blocks vers le Sud, je me retrouvais là où habitent les stars du cinéma, au milieu des immeubles luxueux. Ce contraste m'a touchée, il a développé en moi un sentiment de compassion assez nouveau. Avant d'y aller, je pensais qu'il n'y aurait pas de transition – parce que je connais les Etats-Unis et que je parle anglais. En fait, ça a été comme apprendre une langue étrangère. Prendre les transports en commun, aller d'un point A à un point B, communiquer avec les gens dans un magasin : j'ai dû tout réapprendre, rien n'était acquis d'avance. Dans cet environnement inconnu, je vivais l'instant présent, sans savoir ce qui allait arriver ensuite, rien n'était prévisible.

Tu es plus connue en Europe. Cherchais-tu un certain anonymat en allant vivre aux Etats-Unis ?
Ce qui est étonnant à Manhattan, c'est qu'il y a énormément de gens, et notamment d'artistes, dans un espace très réduit. Les gens sont très proches les uns des autres, ils n'ont pas de sentiment de supériorité. Beaucoup de gens savaient qui j'étais, mais à leurs yeux j'étais une personne parmi d'autres, ils n'en faisaient pas toute une affaire. J'ai rencontré beaucoup d'artistes, de musiciens, de danseurs, d'acteurs qui m'ont été d'un grand soutien. J'ai trouvé beaucoup plus d'intérêt et de soutien qu'ici en Europe. Les amis que je me suis fait à New York ne comprenaient pas pourquoi je trouvais si beaux les buildings, surtout au lever ou au coucher du soleil. J'ai traversé Manhattan comme j'aurais traversé la plus belle des forêts. C'était nouveau pour moi.

Cet environnement a-t-il été propice à l'écriture ?
Quand je suis partie, j'avais des chansons déjà composées. A peu près la moitié des chansons de l'album ont été écrites dans le Dorset. Mais mon idée était d'écrire à New York des chansons qui tiennent ensemble. Je m'étais fixé le but d'en écrire un certain nombre, je travaillais toutes les semaines pour parvenir à quelque chose. J'y ai passé tout mon temps. Ça a été très facile et très excitant, les idées neuves sont venues facilement. Où que je sois, mon inspiration vient des endroits que je visite, des conversations que j'écoute ou que je partage, de films ou d'expos que je vois, de la vie quotidienne. Je fais en sorte de toujours me souvenir qu'il faut rester ouverte, disposée à accueillir ce qui peut arriver. Pour ça, New York est fantastique, il y a là-bas un bouillonnement créatif stupéfiant. Dans un monde idéal, j'aurais un point de chute en Amérique, un autre à Londres, un autre à Paris.

As-tu l’impression d’être née du mauvais côté de l’océan ?
Non, parce que quand je rencontre des gens d’autres pays, je me sens Anglaise. C’est une question d’humour, de comportement. Mais j’aime l’idée de dispersion, d'évasion. Dans le Dorset, j’ai une maison au bord de la mer, où j’écris beaucoup. Je me dis souvent que si je commençais à traverser l’océan à partir de ma maison, j’arriverais en Amérique. Je ne peux pas voir l’Amérique depuis chez moi, mais l’idée est là. La mer est un lien. J’aime vivre au bord de la mer, ça ouvre des perspectives, l’énormité de ce que j’ai en face de moi me permet de relativiser beaucoup de choses. J’ai conscience de l’immensité du monde. Il y a quelques années, j’ai réalisé un de mes rêves : visiter les Etats-Unis en faisant du camping. C’était fantastique. Je suis partie quatre mois en faisant une grande boucle sur la côte ouest et dans le Midwest. Certaines parties de mon nouvel album ont été écrites pendant ce voyage, notamment la chanson Beautiful feelings.

Devenir chanteuse faisait-il partie de tes vieux rêves ?
Petite, j’ai voulu être vétérinaire, puis infirmière, pilote d’avion, écuyère parce que je faisais beaucoup de cheval, sculptrice. Mais jamais chanteuse. Le rêve qui s’est réalisé, c’est de trouver un moyen de communiquer dans un registre artistique – et d’arriver à en vivre. J’ai toujours su que je voulais communiquer, m’ouvrir à l’extérieur, mais sans savoir comment. J'ai grandi dans un endroit très isolé, je n’avais pas beaucoup de copains, je m’amusais souvent seule et j’ai ainsi pu créer un terrain de jeu imaginaire personnel. Enfant, j’adorais créer des histoires et les raconter. J’avais une très grande imagination, j’inventais des contes avec des châteaux, des populations, des animaux – c’était comme des rêves, des fantasmes dans lesquels je volais. Ce genre de choses est encore très présent dans ma vie. Je rêve beaucoup, certaines de mes chansons viennent de mes rêves. J’écris aussi beaucoup de poésie, qui vient souvent de mes rêves, de mon inconscient. Je sais faire fonctionner mon imagination, rêver même quand je suis éveillée. Ça ne vient pas aussi facilement que quand j’étais enfant, parce que je suis accaparée par toutes les responsabilités adultes. Mais quand j’écris des textes, je passe beaucoup de temps à retrouver l’état d’esprit dans lequel j’étais enfant. Je cherche cette énergie. Mais pour moi, l’écriture est plus qu’un moyen de rester en contact avec l’enfance : c’est ma façon de communiquer avec l’extérieur. J’envoie des choses et j’en reçois en retour, heureusement ça marche dans les deux sens.

Sur la pochette de Dress, ton premier maxi sorti en 1992, on voyait la photo d'une fillette sur une balançoire, comme si elle essayait de s'envoler, de se dépasser. Est-ce que ça résume ton attitude face à la vie ?
Oui. J’ai toujours essayé d’aller plus loin. J’ai beaucoup d’ambition pour découvrir mes limites, ce dont je suis capable. Je ne pourrais pas me contenter de faire la même chose encore et encore. Certaines personnes sont heureuses comme ça, mon frère par exemple. Mais pas moi, et depuis très longtemps. Je vis en permanence avec le sentiment de chercher quelque chose, sans savoir ce que c’est. Si je le trouvais, probablement que je n’écrirais plus de chansons. Les disques et les films qui me touchent vraiment sont ceux qui me font penser qu’il y a une réponse aux questions que je pose dans ma musique. C’est rare : quelques trucs comme Thomas Newman, qui a composé la musique d’American Beauty, et le film lui-même. Quelques chansons de Bob Dylan sont incroyablement parfaites, elles me donnent l’impression de comprendre la vie. Pour moi, une bonne chanson est une chanson qui m'élève, qui me transporte et m'aide à savoir pourquoi je suis là, à connaître ma place dans le monde. Il n'y a pas de meilleur sentiment que de comprendre la vie.

Par rapport à tes deux albums précédents, Stories of the city, stories of the sea est beaucoup plus simple, centré sur les chansons.
A l'époque de To bring you my love et de Is this desire?, je m'intéressais à la création d'atmosphères, à l'utilisation des sons. Ce nouveau disque est beaucoup moins expérimental, mais je ne saurais pas dire pourquoi. Je fais tout simplement la musique que j'ai besoin d'entendre à un moment de ma vie. Je suis mon instinct et mes sentiments plus qu'un raisonnement intellectuel. C'est encore quelque chose qui me vient de l'enfance : j'ai beaucoup ressenti les choses sans les comprendre ou les juger.

Is this desire? était un album dur, parfois presque industriel. As-tu l'impression d'être allée trop loin dans l'expérimentation ? Est-ce que ça peut expliquer ton retour à un disque de chansons plus basique ?
Je ne pense pas être allée trop loin. Disons plutôt que je suis allée suffisamment loin pour ne pas avoir envie d’aller plus loin, pour avoir envie d’explorer une autre voie ensuite. Il fallait que je parcoure cette distance pour passer à autre chose. Is this desire? correspond à une période difficile de ma vie. Je ne réécoute aucun de mes disques, mais encore moins celui-là. J’en suis fière, il a été difficile à faire et il est difficile à écouter. J’ai pris des risques, une partie de mon public n’a pas suivi. Mais je suis contente de l’avoir fait, il fallait qu’il sorte à ce moment-là. J’ai toujours eu en moi l’idée d’explorer, d’aller où je n’étais jamais allée auparavant. To bring you my love et Is this desire? étaient dans la même veine, assez oppressante, avec des climats lourds. Puis j’ai eu besoin de m’en éloigner, d’essayer autre chose. C'est en revenant des Etats-Unis qu’est apparu le genre d’album que j’avais envie de faire, ce que j’étais prête à faire en tant que personne, qui corresponde à mon humeur du moment. J'avais une trentaine de chansons, j’ai sélectionné celles qui convenaient sans vraiment savoir comment j’allais les enregistrer. J’ai souvent changé d’avis : allais-je faire un album en quatre-pistes, changer de producteur ? J’ai fini par avoir envie de faire les guitares moi-même, avec une section rythmique simple mais solide. Les chansons montrent la voie à suivre, quand je suis ouverte et confiante, la chanson se construit toute seule.

A entendre l'album, on a l'impression que ton humeur du moment était plutôt bonne. On a souvent le sentiment d'entendre une personne tirée d'affaire, qui plane au-dessus du chaos, qui le surplombe sans le craindre, ton énergie n'est jamais négative.
C'est vrai. Avant de faire ce disque, alors qu'inconsciemment je travaillais déjà dessus, j’ai vu une magnifique exposition de Chagall à Londres. Quand j’ai vraiment commencé à travailler sur l’album, je pensais souvent à ses toiles. Il y a quelques chansons qui sont quasiment basées sur son travail. Dans sa peinture, il y a une espèce de flottement duquel je me sens très proche. Je me sens souvent comme ça quand j’écris, regardant autour de moi, surplombant les choses. Sa peinture crée cet effet de façon très simple, sans prétention, joyeuse. Beaucoup de chansons exprimaient ce sentiment de regarder les choses en bas. L’influence de New York est aussi importante dans cet aspect du disque. Quand on est en haut d'un building, on voit les vies en bas toutes petites, la complexité des relations entre les choses et les gens.

Sur ton album, on retrouve tes vieux complices Rob Ellis et Mick Harvey, mais pas John Parish.
John est mon plus vieux et plus cher ami. J’ai commencé à travailler avec lui à 18 ans, ça fait douze ans… J’ai un énorme respect pour lui, il est toujours le premier auditeur de mes nouvelles chansons, son avis est très important. Nous avons travaillé ensemble sur les trois albums précédents, mais j’ai besoin de changer et lui aussi. C’est salutaire pour tous les deux de ne pas toujours travailler ensemble. Quand on est trop lié à quelqu’un, on finit par perdre une partie de soi. Avant, j’ai parfois trop eu tendance à me reposer sur lui quand je ne savais pas faire quelque chose. Sans lui, j’apprends à puiser dans mes propres ressources, à trouver mes propres solutions à mes problèmes.

Depuis quelques années, tu as multiplié les collaborations. Que t'apportent-elles ?
J'apprends énormément quand je travaille avec d'autres, je découvre des façons de travailler que je peux ensuite réutiliser pour moi. Au début de l'été, j'ai travaillé pendant une semaine avec Sparklehorse en Espagne, où le groupe finit son nouvel album. J'ai participé à environ sept chansons, je chante, je joue de la guitare et du piano. Ils ont invité pas mal de gens : Tom Waits, Nina des Cardigans, Adrian Utley de Portishead, John Parish. En travaillant avec Sparklehorse, j'ai vu comment ils utilisaient leur équipement, comment ils trafiquaient les sons, comment ils enregistraient les voix. Très différent de ce que je faisais. Depuis, j'ai produit le disque d'une fille en utilisant des idées que j'avais découvertes chez Sparklehorse. Thom Yorke, qui chante sur mon disque, est l’un des rares chanteurs qui m'émeuvent profondément, il a une voix incroyable. Au départ, je voulais lui écrire une chanson – ce que je n'avais jamais fait auparavant, pour personne. J'ai écrit la chanson alors que je ne le connaissais pas. Je suis entrée en contact avec lui, lui ai offert ma chanson et nous sommes devenus amis, nous nous sommes beaucoup écrit. Quand j'ai commencé à travailler sur mon disque, je lui ai naturellement demandé de chanter avec moi. J'aimerais aussi écrire pour Marianne Faithful. C'est très intéressant pour moi d'écrire en partant d'un autre point de vue.

Tu es musicienne depuis une dizaine d'années. Comment t'imagines-tu dans trente ans?
J’aimerais vivre assez longtemps pour être un jour une vieille dame. Je voudrais continuer à explorer différentes formes d'expression artistiques, même si mes plus grandes passions sont la musique et la poésie. Mes chansons, mon écriture ont besoin de progresser — ma poésie aussi, parce qu’elle est pour l’instant assez épouvantable. J’aimerais apprendre la comédie – travailler avec Hal Hartley m'a beaucoup plu et depuis, j'ai eu des propositions mais aucun rôle très intéressant. J'aime ce qui me demande du travail, beaucoup de don de soi, et je vis avec des doutes qui me font progresser – il n’y a rien de parfait dans ce que je fais. Il n'y a donc pas de place pour la routine dans ma vie. J’ai juste peur de ne pas avoir assez de temps pour mener à bien tout ce que je veux faire.


Stéphane Deschamps, 9 novembre 2000

  


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