Stories from the City, Stories from the Sea
PJ Harvey, la diablesse anglaise devenue reine sereine du rock'n'roll

 

S'il n'y avait qu'un seul disque à acheter dans une vie (hypothèse heureusement peu réaliste mais convenablement démonstrative), ce serait celui-ci qu'il faudrait choisir, sans hésitation. Parce que c'est un disque vital, au sens propre du terme : s'il fallait résumer ce qu'apporte Stories from the City, Stories from the Sea, on affirmerait sans se tromper qu'il révèle à peu près tout ce qu'il est nécessaire de savoir pour pouvoir (sur)vivre.
On dit souvent que dans n'importe quel domaine artistique, c'est facile de tout peindre en noir, de montrer seulement le mauvais côté des choses, d'assurer que le monde court à sa perte et que quoi que l'on fasse, tout est foutu d'avance. Mais qu'en revanche, sauvegarder l'espoir et transmettre le bonheur afin de restituer le goût aux choses de la vie reste une tâche bien plus lourde. C'est VRAI. Mon argument d'autorité, le voici :
Stories from the City, Stories from the Sea. Sans effleurer la moindre forme de mièvrerie, cette œuvre fait plaisir à entendre, cette œuvre rend meilleur. Cette oeuvre aide à se sentir mieux. Et c'est, je crois, tout ce que l'on peut attendre de la musique.

 

1. Big Exit (NOIR)
En ouverture de l’album, on trouve un morceau qui dégage une violence et une brutalité qui n’est pas sans rappeler les débuts de la chanteuse : puissance de la guitare électrique, textes basics allant droit à l’essentiel, chaque phrase est parlée, chaque phrase est balancée dans les oreilles et attend une exclamation furieuse.
"I’m scared baby ! I wanna’ run ! This world’s crazy ! Give me the gun !" Retour aux sources, c’est-à-dire au premier opus qui avait lancé la chanteuse en 1992, Dry, l’album sec et innocent d’une jeune fille déchaînée dont la voix dégageait une force assez phénoménale. Mais paradoxalement, Big Exit n’est pas là pour nous introduire à un Dry n°2, mais bien à des histoires de ville et de mer.
Car, bien que Stories from the City, Stories from the Sea marque en quelque sorte un retour à la simplicité par rapport aux deux albums précédents (To Bring You my Love et Is This Desire, si l'on ne considère pas la parenthèse de 1996, Dance Hall at Louse Point), en usant uniquement du trio toujours gagnant guitare/basse/batterie, le son reste tout de même éloigné de Dry : moins sec, tout simplement. La prise de son est moins brute, plus grasse, par conséquent le résultat est bien sûr moins frappant : la basse et la batterie ont une présence moins prononcée, le tout paraît un peu plat. En revanche, le mixage s'est enrichi considérablement comparé à celui de Dry, des arrangements par ci, de la réverb par là. Et surtout une voix plus majestueuse, plus grande, plus nuancée, loin de celle qui restait constamment collée au sol en subissant les crises successives de la musique du premier album, huit ans plus tôt.
Sous les faux airs rageurs de
Big Exit, c’est en fait l’avant-goût d’une prise de conscience et d’un nouvel état d’esprit adoptés par PJ Harvey, qui nous fait comprendre au travers de son album que le monde autour d’elle n’a pas changé, mais que elle, n’est plus la même. Son suicide au milieu de ce monde de fous nous emmène de force vers d’autres pays, d’autres paysages, d’autres visions et d’autres sentiments. Le coup de feu a retenti. On se laisse porter dans l’au-delà.

2. Good Fortune (LUMIÈRE)
C’est fait ! Le pessimisme c’est de l’histoire ancienne, et déjà l’énergie vivifiante se fait sentir.
"Everybody’s got something good to say." Vous comprenez déjà que le monde n’est pas magnifique, mais la vision que PJ en a et donc celle que l’on en a, nous qui faisons ce voyage en compagnie de l’artiste , elle l’est ! Mais pourquoi tant de légèreté et de bonheur d'un seul coup, alors que l'on connaissait PJ Harvey en âme constamment tourmentée ? Et bien il n'y a qu'à écouter les paroles : "Things I once thought unbelievable in my life, have all taken place !" (= "Les choses que j'avais imaginées incroyable dans ma vie, ont toutes pris forme !").
Car Good Fortune se trouve être l'héritage direct de la longue ballade de la chanteuse sous forme de camping à travers tous les
États-Unis, chose qu'elle projetait visiblement de faire depuis longtemps.
Et si l'on n'est pas au courant de tout ce que le changement est susceptible d'apporter à quelqu'un comme miss PJ (et alors là je vous plaint sincèrement :-), on se reporte gentiment à son interview qui nous dit : "J'ai traversé Manhattan comme j'aurais traversé la plus belle des forêts ; c'était nouveau pour moi."
A présent convaincu et imprégné de ce tout nouvel état d'esprit, on peut savourer avec épanouissement chaque petite situation que nous rapporte la chanteuse de sa précédente aventure – sur le toit d'un building, à Chinatown ou Little Italy – et ainsi laisser de côté sa bad fortune pour un petit mais grand moment. Allez, juste pour la route, un petit extrait des lyrics du second couplet, une merveille :

"When we walked through
Little Italy
I saw my reflection
Come right off your face !
I paint pictures
To remember
You're too beautiful
To put into words !
Like a gipsy
You dance in circles
All around me
And all over the world !"

3. A Place Called Home (ESPOIR)
Au moment où l’on pourrait commencer à penser que Stories from the City, Stories from the Sea est un disque une fois gentil, une fois méchant, la chanteuse vient nous prouver le contraire. La preuve que c’en est un bien plus profond que ça, tant dans la musique que dans les paroles.
Le refrain arrive et la vague nous emporte, nous faisant oublier où l’on se trouve, peut-être dans le métro parisien à l’extérieur duquel les lumières défilant par la fenêtre semblent s’accorder majestueusement avec la voix magnifique de l’artiste, ou peut être couché sur un lit dans une maison de campagne, où là les scintillements de la chaîne stéréo instaurent à la pièce une luminosité tout droit sorti des fonds marins d’Abyss, se reflétant sur les boîtiers de CD's et de DVD's éparpillés au sol. Le casque sur les oreilles, une voix angélique dans les oreilles, abandonné aux confins d’où PJ voudra nous emmener.
"Come on my love" dans les oreilles…

4. One Line (SÉCURITÉ)
Toujours au moyen d’une beauté musicale entraînante, PJ nous concocte un grand, un très grand morceau. Au départ on ne sait pas réellement pour quelle raison on adore tant. Puis, en jetant un coup d’œil au livret, on comprend rapidement : « Thom Yorke : Backing vocals ». Et là on se dit mais bien sûr ! La voix du chanteur de Radiohead se fond littéralement dans la musique, offrant un fond sonore tout simplement indispensable à la qualité du morceau.
Cette ligne que nous décrit PJ Harvey, c'est tout simplement cet album magnifique qu'est Stories from the City, Stories from the Sea, véritable petit porte-bonheur, ou petit bonheur qui nous porte (ouh là là ça s'arrange pas c't'histoire). Alors, quand le refrain arrive à 1'05", entraînant hausse de ton de la batterie et amplification du chant divin de Yorke semblant venir du ciel, et que les mots suivants sortent de la bouche de PJ, on se dit qu'on n'a vraiment pas perdu notre journée, malgré tout (la lutte acharnée pour trouver une place dans ce foutu parking, la queue interminable à la fnac, et l'enfoiré qu'a pas mis son clignotant et que j'ai failli lui foncer dedans à sa BM de merde...).

"And I draw a line
To your heart today
To your heart from mine
A line to keep us safe"

5. Beautiful Feeling (ÉVASION)
Là on entre au cœur même de l’album, plongée fabuleuse dans la quête de sentiments, sans doute la chose la plus belle que peut fournir l’art de la musique. Le sentiment de toucher du doigt d’autres vies, ou plus généralement la Vie.
"It’s the best thing”.
Cependant, la compréhension des paroles reste ici indispensable pour apprécier au mieux l’atmosphère du morceau ; Radiohead par exemple, avec son dernier Kid A, est un groupe arrivé à un point où seule l’harmonie musicale entre une voix et des sons suffisent à soulever toutes sortes de sentiments. Mais rappelons que Radiohead ne fait plus du rock (en tout cas pas dans l'album en question), hors ce domaine précis inclut obligatoirement des paroles dans le but de faire passer un message. A l'inverse, PJ Harvey se contente quant à elle d'utiliser comme accompagnement musical une simple guitare, contrairement à Radiohead dont la complexité structurale de la musique est absolument hallucinante. Étonnant de sobriété, Beautiful Feeling possède pourtant une incroyable facilité à communiquer de véritables sensations.
En fait, elle agit de la même manière que le fait Tarantino au cinéma (la comparaison est complètement tirée par les cheveux, je sais je sais). Avec des éléments à priori basics (champs/contre-champs, plans fixes, etc...) mais savamment utilisés (dialogues lumineux) et disposés entre-eux, le cinéaste créait, dans Pulp Fiction notamment, une formidable tension. PJ Harvey procède similairement avec sa guitare sobre, mais disposée avec quelque chose de vraiment judicieux...
Avec pas n'importe quoi en fond sonore, mais encore une fois les chœurs de Thom Yorke s’il vous plaît (reconnaissables ici dès la première écoute), elle parvient à décrire une impression unique, souvent brève et inattendue, en l’étirant sur plus de trois minutes, et ce grâce aussi à sa prose délibérément envoûtante. Cette impression de vide, remplie pourtant d’un quelque chose si agréable et que l’on a tous plus ou moins ressenti à un moment à priori banal de notre existence, prend des allures de ballade planante, enivrante et libérée de tout avec une grande ampleur.

6. The Whores Hustler and the Hustlers Whore (PRIÈRE)
Changement radical d'ambiance.
Ce morceau est tout bonnement un must en la matière, peut-être même le must de toute cette story. D'abord parce que les guitares électriques se lâchent pour libérer une force phénoménale, ensuite parce que la perfection des paroles délivre un message essentiel. On pense évidemment à l'excellent Down by the Water, présent sur le To Bring You my Love de 1995, similaire thématiquement. Du point de vue du style, c'est absolument autre chose.
Une fois de plus, la voix de la chanteuse est explosive, mais sait en même temps se faire plus belle que belle. On sent une franchise tellement formidable dans ce qu’elle raconte que l’on ne peut que la suivre. Ses intonations diverses tout au long de la piste sont d’une extrême communicabilité, et il n’est pas rare de sentir comme une force vibrer en soi, notamment lorsque PJ élève la voix à 1’15" : "Speak to me of your inner peace, aaaah !" C’est beau, c’est grand, c’est magnifique, c’est géant, voilà ce que c’est ! Grandiose !

7. This Mess We’re In (PARTAGE)
Dans ce morceau sublime, c’est Thom Yorke qui s’occupe cette fois de nous conter cet épisode urbain. Et là, il faudrait vraiment que le métro déraille ou que la soucoupe volante d’Independance Day s’écrase en plein dans le champs d'en face pour être tirer de l’harmonie de rêve liant les deux artistes et redescendre sur terre.
Car c’est bien d’un voyage sur le soleil de New York dont il est question ici. Avec une étonnante complicité, PJ Harvey et le chanteur de Radiohead nous dévoilent une vision forte et rêvasseuse des bonheurs que peut apporter l’immensité d’une ville telle que la grosse pomme. Les moments où ils élèvent la voix sont tout simplement magiques. Un peu comme dans une des scènes de West S
ide Story, le couple semble entièrement seul au milieu d’un désordre que l’on n’a aucun mal à imaginer. Quelques subtilités viennent renforcer la beauté scintillante de This Mess We're In, comme les petites notes de piano aiguës à 2'15", délicieusement jouées par Rob Ellis.
Mais le plus intéressant dans ce titre, et c'est certainement ce qui attribue à PJ Harvey le statut de songwriter la plus passionnante de sa génération, reste son incroyable ressemblance avec l'un des poèmes de Baudelaire, intitulé A une Passante. Mais non mais non je ne suis pas en train de péter les plombs, je vous assure que Charles Baudelaire, poète français du 19ème siècle comme vous le savez, a écrit quelque chose d'identique, avec exactement la même atmosphère et tout et tout... Cliquez ici pour en savoir (beaucoup) plus.

8. You Said Something (MAGIE)
Nouvel héritage de son récent voyage aux États-Unis et notamment à New York, You Said Something témoigne parfaitement du nouvel état d’esprit adopté par PJ. Agréable à écouter au plus haut point, cette chanson décrit de simples scènes, ou plutôt de simples images (0'39" : "I see five bridges, the Empire State Building"), chacune d’entre-elles étant accompagnée de ce quelque chose si petit et si modeste, qui a pourtant la capacité de voler des instants à priori sans grand intérêt de la vie quotidienne pour les rendre inoubliables, comme par magie.
Cette chose, on n’a bien sûr pas la moindre idée de ce que c’est, mais peu importe car PJ Harvey le sait : il faut toujours laisser une part d'imagination à l'auditeur. Admirable. Et l'atmosphère vivifiante est bien au rendez-vous. Elle est si importante que l’on ne pourra plus l’oublier. Et oui, "Les Tableaux New-yorkais" de PJ Harvey, c'est quelque chose.

9. Kamikaze (COLÈRE)
On ressort les guitares dures, électriques et électrifantes, on fait saturer le micro après qui on a l’air d’en vouloir pas mal et on rappelle que quand même, et bah ouais quoi, PJ Harvey c’est pas d'la guimauve. On fait tout péter pendant deux bonnes minutes et on se projète les yeux bandés telle une fusée en furie dans le vide de l’espace.
Tel un kamikaze. "SPACE HERE WE COME".

10. This Is Love (INSTINCT)
Oh mon Dieu que de grands morceaux ! On reste dans le même contexte musical, à savoir que ça vous met des claques ; côté sujet on cours à l’opposé. This Is Love est un moyen relativement géant de se rendre compte de la voix exceptionnelle de notre précieuse PJ.
Une voix cassée qui fait même grésiller le micro à plusieurs moments pour le plaisir des oreilles, qui en redemandent ! Cet effet très réussi sur la voix singulière de l'artiste avait notamment été croisé dans le voluptueux To Bring You my Love, cinq ans auparavant. Il est ici utilisé pour libérer une force vivante, presque violente : rarement une chanson sur le thème de l’amour avait dégagé autant de puissance… Mais une voix qui sait aussi surprendre la personne à l’écoute, en adoucissant brusquement son intensité et son timbre (2’17").

11. Horses in my Dreams (RÊVE)
Calme, reposant et reposé, ce morceau de rêve est une belle envolée lyrique, qui témoigne aussi bien d’un travail de poétesse talentueuse que de chanteuse phénoménale. PJ Harvey chante divinement sur cette piste… elle nous ferait presque aimer les chevaux ! Enfin non quand même pas.
Mais un peu de sérieux. Cette chanson est avant tout personnelle au plus haut degré, elle sort du fond de la sensibilité de la chanteuse et ça s’entend. Elle le dit elle-même dans ses interviews, un grand nombre de ses paroles coulent directement de ses rêves. Par ailleurs, le schéma lyrique de Horses in my Dreams est entièrement similaire à celui du grand Long Snake Moan datant de 1995, à savoir que le thème du morceau, ici le rêve, est judicieusement amené, avec un troisième couplet qui se fait croisement des deux premiers, apportant une signification différente aux paroles et fonctionnant à merveille.
Mais ce morceau renvoie surtout au Plants and Rags du premier disque, unique tentative de tendresse au milieu de la la tempête et des éclairs qui s'avérait un échec total, puisque la chanson, après avoir débuter sur une douceur similaire à celle de Horses in my Dreams, sombrait dans un triste constat d'une réalité fatale, blessante et décourageante. Tout ceci au moyen d'un festival de dissonances acoustiques dont on ne s'est toujours pas remis. Ici, il n'y aura que de l'harmonie et de la simplicité : on panse les blessures autrefois infligées. De ce contraste se dégage une idée claire : entre Plants and Rags et Horses in my Dreams, il y a eu un acquis : la sagesse.

12. We Float (RÉALITÉ)
Commençant avec une grande sobriété instrumentale (des fines percussions associées à quelques notes de piano filtrées) mettant en avant les mots prononcés par PJ, We Float s’envole peu à peu avec un grand calme, pour finir en lévitation totale.
C’est sans doute l’un des titres les plus optimistes de l’album avec Good Fortune et quelques autres. Les paroles de l’artiste ("Take life as it comes" nous envoie-t-elle tendrement dans le refrain), disposées sur les notes fort agréables de Mick Harvey et Rob Ellis, délivrent une bonne humeur là encore communicative, qui sera le message final de toutes ces histoires. Elles clôturent le disque avec une sérénité qui fait plaisir à entendre, et surtout à l’opposé de cette Big Exit qui nous y introduisait violemment.

 

Entre sobriété instrumentale, énergie communicative et poésie limpide comme de l'eau de source, Polly Jean Harvey prouve avec ce disque sacré qu'elle est l'artiste féminine du moment, mais non que dis-je, qu'elle la plus grande artiste musicale que cette petite terre n'ait jamais portée. Au bout du compte, on paye 100F et quelques pour une propulsion – brutale de prime abord – dans les quatre coins du monde, qui prend progressivement des airs d'envolée majestueuse, légère et intelligente, où chaque saveur de chaque sentiment est unique. Ca valait la peine !
Bref, on l'aura compris, Stories from the City, Stories from the Sea, album de la maturité si l'on veut, est un vrai choc. Un choc beau, un choc merveilleux. Et même beaucoup plus que cela d'ailleurs...


Mad Dog, mars 2001

  

 

- Interview de la diva anglaise parue dans les Inrocks,
à l'occasion de la sortie de Stories from the City, Stories from the Sea

- Love, Rage & Good Diseases, le section PJ Harvey de NO SURPRISES