JACKIE BROWN,
ou l'art de créer es personnages inoubliables

 

Jackie Brown est un de ces films devant lequel on rit, sourit, frémit, sursaute, pense, réfléchit, adore, déteste, et par dessus tout devant lequel on se régale. Oui, mais pourquoi ? Qu'est-ce qui fait qu'à la suite d'un tel film, on soit à ce point comblé ?
Parce que c'est la troisième oeuvre de Quentin Tarantino, parce que c'est l'adaptation d'un roman de Elmore Leonard (Rum Punch), parce que c'est la célébration et l'immortalisation d'un genre cinématographique oublié (la "Blaxploitation"), parce que l'intrigue y est passionnante, parce que les interprètes y sont géniaux, parce que les dialogues y sont lumineux, parce que les détails y sont innombrables... Mais il suffit de jeter un oeil à son affiche pour en connaître la raison la plus explicite : parce que les personnages y sont inoubliables. Et que les personnages, plus que tout autre élément d'un film, sont ceux qui communiquent directement avec le spectateur.

 


Jackie Brown (Pam Grier)

 

C'est le personnage principal de l'histoire (ce qui n'est pas très difficile à deviner). Hôtesse de l'air de 44 ans dans une petite entreprise de vol depuis une vingtaine d'années, elle gagne 16 000 dollars par an et n'est pas vraiment heureuse. Elle est utilisée par Ordell pour transporter de l'argent sale. Elle est très déterminée, un peu mystérieuse et pas bête du tout, voir sacrément intelligente (on le voit dès le départ lorsqu'elle est arrêtée par la police, où elle n'entre pas dans leur jeu avant d'avoir longuement réfléchi aux enjeux de la situation).
Aidée par Max, elle va profiter du marché qu'on lui propose afin de prendre tout le monde à contre-pied, pour enfin pouvoir changer de vie.

 


Ordell Robbie (Samuel L. Jackson)

 

Il fait du trafic d'armes et se sert de Jackie pour transférer de l'argent en provenance du Mexique. Frimeur en toutes circonstances, il ne perd jamais son sang froid, même quand il se voit en difficulté sous la pression de la police, où il peut s'avérer très dangereux envers ceux qui l'ont trahi.

 


Ray Nicolette (Micheal Keaton)

 

Jeune flic toujours sûr de lui, il cherche à coincer Ordell en collaborant avec Jackie pour le prendre sur le fait. Mais il débute et se prend déjà pour un grand (illustration de cela, la superbe scène du sac), ce qui fait de lui une marionnette facile à manier pour Jackie, étant donné sa plus grande expérience.

 


Louis Gara (Robert De Niro)

 

Vieil ami d'Ordell sorti récemment de taule, il débarque dans cette histoire avec une innocence et une débilité affligeante. Ce transfert d'argent sous le nez de la police va finir par le crisper très sérieusement (sans doute préfère-t-il fumer tranquillement dans un fauteuil).

 


Mélanie Ralston (Bridget Fonda)

 

C'est la "petite surfeuse" d'Ordell. Elle l'héberge lui et Louis dans son appartement sur la côte californienne. Elle commence par séduire Louis qui se laisse aller, puis on découvre qu'elle a une fâcheuse tendance à l'agacer.

 


Max Cherry (Robert Forster)

Prêteur de cautions, il rencontre Jackie en mettant fin à sa nuit en prison. Il se méfit d'abord, mais son attirance envers elle lui dit qu'il peut la soutenir et l'aider dans cette affaire.
Une remarque intéressante : la scène de l'achat de la cassette, similaire à celle de Taxi Driver.

 

Dans Pulp Fiction, les situations auxquelles les personnages étaient confrontés étaient mémorables, et non les personnages eux-mêmes. Cela est simplement dû au fait que les héros de Pulp Fiction viennent d'un monde fictif, ils ne réfléchissent pas comme tout le monde, n'ont pas les mêmes réactions que tout le monde, et ne peuvent donc pas se comporter comme tout le monde (pour plus de précision, lire les parties consacrées à Pulp Fiction). C'est ce qui fait l'originalité de ce film qui marque, à défaut de toucher le spectateur.
Dans
Jackie Brown, plus de scène d'overdose frénétique, plus de cervelle éclatée, plus d'homme en costard-cravate noir et blanc et (presque) plus de flingue. Toutes ces choses tape-à-l'oeil (mais bien sûr anthologiques) qui ont fait la gloire de Pulp Fiction ont été chassée pour laisser la place à des relations, des discussions et des négociations entre rêveurs, frimeurs, pommés, ou encore entre fumeurs. Toutes, sauf une, bien particulière, qui est l'une des causes de la qualité de tous les films de Tarantino : le dialogue. Le dialogue tarantinesque, le vrai, celui que l'on entend dans la vie de tous les jours, et qui semblait avoir été jugé incompatible avec le cinéma, jusqu'à l'arrivée de son nouveau petit génie.

Il avait dans Pulp Fiction un rôle burlesque, mais n'avait pas d'influence sur le déroulement de l'histoire. Il en est tout autrement pour Jackie Brown. Si son contenu n'a pas changé, sa forme n'est plus la même puisqu'il devient un outil fabuleux permettant à chaque personnage de prendre bien sûr position face à cet "échange" qui se prépare, mais également de s'affirmer en tant que personne, c'est-à-dire de dévoiler son caractère, ses pensées, ses sentiments, ses envies, et ce en l'espace de quelques secondes seulement. C'est exactement ce que faisaient les personnages de Reservoir Dogs, mais la principale différence est que tous étaient des gangsters et non des gens ordinaires, ce qui les empêchaient de rendre le spectateur sensible à leurs caractères et à leurs actes. En ce sens, on pourrait dire que Reservoir Dogs est un croisement entre Pulp Fiction et Jackie Brown... Comme quoi, c'est parfois à partir de la première oeuvre que tout se définit. Mais revenons plutôt à nos moutons.
Donc, ces quelques secondes se réfugient dans de très belles scènes où le temps semble s'arrêter et les personnages reprendre leur souffle, et qui demeurent bien plus importantes qu'on pourrait le penser. Parfois drôles (Louis et Mélanie devant une photo prise au Japon), parfois émouvantes (Jackie et Max, chacun découvrant chez l'autre le même mal de vivre que le sien), ou parfois plus froides (Jackie tentant de mettre Ray en confiance, puis la réponse claire et dure de ce dernier, preuve de son tempérament stricte), elles mettent toutes en relation deux personnages et deux seulement, car trois ce serait un de trop. Et c'est aussi cela, le réalisme. La seule personne qui ne figure pas dans ces scènes est Ordell. Non pas qu'il ne se retrouve jamais seul avec un autre, mais la frime est pour lui une sorte de masque, c'est ce qui le rend si imprévisible, presque hypocrite. Mais finalement, le simple fait qu'il ne dévoile rien de sa personnalité nous apprend quelque chose sur lui : il se surestime et se croit bien plus invulnérable qu'il ne l'est réellement (ce qui va par la suite lui coûter cher).
Tous ces passages sont en fait fondamentaux au déroulement de l'histoire, car l'intrigue de
Jackie Brown n'aurait de raison d'être si l'on ignorait que Jackie n'a pas eu la vie rose, que Max en est amoureux, que Ordell est une (trop) grande gueule, que Ray n'est pas un plaisantin, que Louis est un total abruti et que Mélanie est une chieuse de première. Voilà déjà une des raisons pour lesquelles les personnages de Jackie Brown ont quelque chose de plus que les autres et garderont une plus grande place dans notre mémoire, et celle du cinéma.

Une fois tous les pions placés, on peut se concentrer sur le septième personnage : une somme d'un demi-million de dollars en liquide qui sera transféré en plein cœur d'un énorme centre commercial. Place à beaucoup d'explications, de négociations ("- Je suis ton manager et un manager ça prend 15%. - T'auras pas 15, je te file 10."), des disputes ("- On le fait à la façon dont j'ai dit ou on le fait pas du tout ! - Mais qu'est-ce qui te prend putain ? - Tu veux savoir ce qui me prend ? Sheronda a passé le fric à une autre femme et c'était pas prévu ! (...) - Mais c'est quand même mon blé, laisse-moi en faire ce que je veux !"), des coups bas ("On a qu'à les laisser rapatrier le fric, et on pourra leur piquer."), qui réunissent parfois plusieurs personnages et donnent lieu à des rencontres assez drôles (Ordell et Jackie essayant d'expliquer à Louis la situation).
Mais ces passages ne servent pas particulièrement les personnages, même s'ils sont d'une importance capitale pour le scénario, sur lequel je ne m'attarderais pas puisque je préfère m'en tenir aux personnages uniquement. Néanmoins, on a là l'avant-goût de la scène culte du film (décrite au paragraphe suivant) : maintenant que les personnages nous sont familiers, on suit le scénario avec une attention toute particulière : la passion. Et c'est pour cette raison que
Jackie Brown est tout sauf un film ennuyant (en fait, il n'est rien sauf un film passionnant). De cette façon-là, le spectateur est tenu en haleine jusqu'au moment décisif de l'histoire, l'échange "pour de vrai", un magnifique instant d'une intensité et d'une astuce qui donne une petite idée quant au génie du réalisateur.

Entièrement construite sur les regards des personnages, cette scène nous montre successivement trois fois le même moment, mais sous un angle différent à chaque fois (le même principe que pour Reservoir Dogs, où la narration revenait régulièrement dans le temps pour donner de nouvelles informations et indications sur ce qui s'était réellement passé). Mais la malice vient du fait que, chaque personne n'ayant pas le même rôle à jouer dans l'affaire ni le même caractère (et donc les mêmes réactions) qu'une autre, les regarder et les écouter devient une attraction des plus délicieuses (il faut dire qu'il est difficile de trouver un jeu d'acteurs plus parfait que celui-ci). En effet, admirer Jackie faire son numéro de petite victime paniquée, rire de Mélanie et Louis se disputant le précieux sac, et voir Max les observer d'un oeil malicieux est un vrai régal. Ainsi, lorsque ce dernier avance lentement dans le couloir étroit sur quelques notes de musiques - celles de la victoire -, puis ouvre la porte de la dernière cabine d'essayage pour se retrouver seul face à un modeste sac de voyage bourré de liasses de billets, posé dans un coin de la salle, il n'est pas difficile d'imaginer que ces images auront du mal à sortir de notre mémoire.
Après cela, on assiste aux deux scènes violentes du film : d'abord Louis tuant Mélanie, puis Ordell tuant Louis. Ces scènes sont toutes les deux habitées d'une violence très soudaine et inattendue. Même si, sur le moment, elles peuvent paraître quelque peu injustifiées ou gratuites, elles ont de solides raisons d'exister. Tout simplement parce ces meurtres sont le moteur du dénouement de l'histoire ; c'est parce que Ordell est lié à trois meurtres (ceux de Louis, Mélanie et Beaumont) que la police peut l'arrêter. Donc le dénouement de l'histoire est en fait engendré par des mauvaises blagues, des disputes, des mots de travers, eux-mêmes engendrés par le mauvais goût, le stress, la mauvaise foie. Mélanie se voit tuée par Louis car elle a abusé de sa patience, et Louis se voit tué par Ordell, qui ne peut admettre sa défaite.

La surestimation de Ordell envers lui-même va le trahir jusqu'au bout, puisque lorsque Max invente une histoire très grosse pour le faire venir à son bureau où la police l'attend ("- Ecoutes, je te dis que tu lui fous une trouille bleue ; elle ne bougera pas de là-bas tant que tu n'auras pas pris ton fric et que tu ne seras pas pas parti."), il l'admet sans hésitation et se jette dans la gueule du loup les yeux fermés.

D'une certaine manière, il sait que c'est la fin mais insiste pour jouer le jeu jusqu'au bout ("Je te préviens, si elle commence à me sortir des craques genre le fric est ailleurs, il faut qu'on bouge pour aller le chercher, je te fous une balle dans le citron direct. Et je lui plombe les rotules à cette pétasse pour qu'elle me dise où elle a planqué l'argent. Et elle me le dira croit-moi.").


Au bout du compte, l'intelligence, (l'amour ?), la ruse et la sincérité (sincérité envers Max, qui est le seul à confier à Jackie son appui physique et moral) l'emportent sur l'inattention, la violence, la frime et l'hypocrisie. Une morale ? L'argent fait le bonheur, et non pas l'argent facile !
Autant abouti et aussi bien construit que
Pulp Fiction, Jackie Brown est en tous points plus subtil et bénéficie peut-être d'une plus grande maturité (ce qui est discutable). En tous cas, on ne peut qu'acclamer cette magnifique galerie de portraits tous plus fouillés les uns que les autres, qui n'est nullement présente dans Pulp Fiction et apporte une dimension nouvelle à l'œuvre fabuleuse de Quentin Tarantino.

Enfin, il faut tout de même rappeler que même si Tarantino a modifié le roman de base (Rum Punch) pour le plier à ses règles, une partie de la magie qui se dégage de Jackie Brown vient de l'auteur Elmore Leonard, qui possède un style très spécial, proche de celui de Tarantino (notamment dans l'humour). Je conseille d'ailleurs à tous ceux qui ont aimé ce film de se pencher sur le superbe roman La Joyeuse Kidnappée d'Elmore Leonard, une histoire d'enlèvement jubilatoire dans lequel on retrouve avec joie quelques uns des personnages principaux de Jackie Brown (Ordell, Louis et Mélanie).


Mad Dog, Août 2000

  

 

- Le site officiel français de Jackie Brown (BAC Films)
- Le site officiel américain de
Jackie Brown (Miramax)

- Une poignée de critiques en français sur Jackie Brown
- Un site perso complet sur Tarantino, et tout ce qui s'en suit